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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

se joindre aux cavaliers. Pendant quelques minutes ils se consultèrent à voix basse. Puis Félix Bourgeois demanda à Guillemain avec un sourire féroce :

— Veux-tu sauver ta vie et celle de ces deux rebelles ?

— Quelle est ta proposition ? interrogea Guillemain avec indifférence.

Livide et chancelante, Louisette se tenait au bras de son fiancé. Félix Bourgeois couvait la jeune fille d’un regard cruel. Il répondit à Guillemain :

— Livre-moi cette fille, et je te donnerai la chance de déguerpir avec tes pareils.

— Te livrer cette jeune fille ? Comment puis-je le faire, puisque je n’ai encore aucun droit sur elle ? répondit Guillemain avec un sourire ironique. Pourquoi ne lui fais-tu pas ta proposition directement.

Louisette jeta à son fiancé un regard d’amour profond, à Félix elle fit voir tout le mépris qu’elle avait pour lui, et elle prononça d’une voix qu’elle voulait rendre forte :

— Moi… me livrer à ce lâche, à ce monstre ? Jamais de la vie ! J’aime mieux mourir !

— Es-tu satisfait de cette réponse ! demanda Guillemain triomphant.

Félix se mit à rire, mais d’un rire qui sentait la fureur et la menace.

— Tu vas le savoir, gronda-t-il. Il fit un signe aux soldats d’infanterie. Dix coups de feu éclatèrent… Guillemain et Louisette, fiancés dans la vie, tombaient sous la pluie des balles, mariés dans la mort.

La fumée de la poudre n’était pas dissipée que La Vrille faisait un bond énorme, arrachait un fusil des mains d’un soldat, tirait presque à bout portant sur Félix. Mais lui avait prévu cet acte d’audace. D’un mouvement rapide il avait enlevé son cheval qui reçut la décharge en plein poitrail. L’animal s’écrasa sur le chemin, hennit doucement et demeura raidi et immobile. Félix avait eu le temps de sauter hors des étriers. Puis, aussi rapidement que La Vrille, il décrocha un second pistolet de sa ceinture, ajusta le jeune homme une seconde et fit feu. La Vrille reçut la balle au cœur… il roula aux pieds de son meurtrier.

— Il n’en reste plus qu’un, et j’aurai bientôt fini de toute cette bande de paysans.

Loin d’être horrifiés par cette boucherie, les camarades de Félix se mirent à rire.

Alors Dupont profita de cette minute de distraction parmi la troupe de rouges : il sauta vivement sur le cheval de Jackson, partit comme un choc d’éclair, traversa la troupe surprise et stupéfaite, disparut dans la ruelle voisine.

— Sus ! sus ! rugit Félix. Prenez-le, vivant ou mort !

Une voix, à cette minute, attira l’attention des soldats. C’était la voix d’un homme. Et cet homme disait avec un accent tranquille où perçait une légère ironie !

— Êtes-vous bien sûr de le prendre, monsieur Bourgeois ? Je vous parie que non ! Je connais le cheval que ce brave monte : c’est le mien.

Félix, qui avait de suite reconnu cet homme, répliqua sur un ton moqueur :

— En ce cas, monsieur Jackson, c’est vous que nous allons prendre !

Jackson ricana, croisa les bras et rétorqua :

— Pas avant, toutefois, que j’aie vengé ceux que vous venez d’assassiner.

— Vous voulez parler des rebelles que j’ai exécutés selon les lois de la guerre ?

— Je parle de trois braves garçons et d’une jeune fille, tous sans défense, que vous avez tués de sang-froid.

— Comme vous l’entendrez, monsieur l’Américain, cela m’est bien égal. Mais une chose sûre et certaine : je vous tiens à cette heure, comme vous m’avez tenu la nuit dernière… c’est mon tour.

Jackson se mit à rire. Puis, d’un geste rapide, il tira un pistolet de sa poche… Mais il avait oublié que Félix était un lâche ; celui-ci, en effet, avait la minute avant fait un signe presque imperceptible à deux soldats qui, après avoir ramper par derrière l’Américain, venaient de se jeter sur lui comme deux dogues enragés. En un clin d’œil il fut désarmé et maintenu solidement.

Félix éclata de rire.

De la troupe des injures grossières volèrent à l’adresse de l’Américain.

Celui-ci allait exprimer tout son mépris, quand un cavalier arriva à toute vitesse, s’arrêta brusquement devant Félix et sauta lestement à terre.

Une exclamation de surprise s’éleva de la meute. Le cavalier, c’était Olive Bourgeois.

Avant que Félix n’eût le temps de prononcer une parole, Olive disait :

— C’est toi que je trouve, enfin !

— Pourquoi me cherches-tu, Olive ?

— Pourquoi !… Tu le demandes ? Je te cherchais pour te dire de mettre fin à toutes ces atrocités. Ce n’est pas une bataille, c’est une boucherie.

— Ordre du général, Colborne, répliqua Félix avec sévérité.

— C’est l’ordre d’un sauvage… À de tels ordres un homme refuse d’obéir !

— Et notre vengeance, Olive… l’oublies-tu déjà ?