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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Que veux-tu, ma chère, il faut faire son devoir de bonne volonté.

— C’est vrai, approuva Octave avec énergie et en relevant les manches de sa chemise. Il tendait en même temps des bras musclés et brunis par le feu de la forge.

— Qu’est-ce que monsieur le curé dit de tout ça ? interrogea l’aveugle.

— Oh ! pour ça, répondit Albert, monsieur le Curé n’est pas de notre idée. Il a défendu au docteur tout recrutement de volontaires, toute parole pouvant porter à la rébellion. Mais vous connaissez le docteur. Aussi, le curé et lui sont-ils déjà brouillés.

— Oh ! c’est un garçon de tête et de cœur, le docteur Chénier affirma l’aveugle avec une sorte d’admiration naïve.

— Une chose sûre, fit observer Georges, ce n’est pas le plus grand ami des bureaucrates.

— Et il a raison de ne pas aimer ces gens-là, gronda Octave avec un geste résolu. Il y a assez longtemps qu’ils nous marchent sur les pieds. Tant pis pour eux s’il survient des coups de bâton sur leurs dos !

À cet instant, une main inconnue frappa rudement dans la porte. Avant qu’on eut répondu, cette porte s’ouvrait brusquement, et avec la rafale qui souleva les cendres rouges de l’âtre, un homme pénétra dans la maison, avec ces mots prononcés d’une voix grave :

— Bonsoir, les braves !


II

LE PATRIOTE


Un frémissement secoua tous les personnages de cette scène, puis ce nom fut murmuré avec surprise :

— Le docteur !

Chénier était là.

Déjà son regard d’aigle étudiait chaque physionomie. Son front haut et large se plissait durement sous le travail de sa pensée ardente. Sa bouche mince, entre le nez légèrement busqué et son menton, proéminent, souriait étrangement.

Il s’avança vers l’aveugle. Ses longues bottes résonnèrent pesamment sur le parquet. Sa démarche, à ce moment, avait toutes les allures d’un maître qui pénètre chez lui. Sa voix énergique résonna :

— Père Marin, soyez heureux ! Vous, mademoiselle, que le Seigneur vous conduise par la main jusqu’à l’heureux hymen ! Quant à vous mes gars, que la Patrie, menacée salue en vous ses grands défenseurs :

Tous étaient debout.

Louisette, alors, indiqua au docteur un siège près de l’aveugle. Chénier remercia d’un sourire la jeune fille, et, tout en s’essayant, il posa sa main blanche et fine sur l’épaule du père Marin en disant :

— Maintenant, père Marin, nous allons causer comme de bons amis que nous sommes.

— À votre aise, monsieur le docteur.

Octave et Georges avaient rapproché leurs sièges pour mieux entendre ce que leur hôte allait dire.

Albert et Louisette demeuraient un peu à l’écart, côte à côte, la main dans la main, tous deux se souriant, mais inquiets tous les deux aussi des événements graves qu’ils prévoyaient.

Le docteur parlait.

— Vous savez la nouvelle, n’est-ce pas, père Marin ? Et vous, mes garçons ?… Oh ! il était grand temps ! Le levain fermentait… il gonflait… il fallait qu’il débordât. C’était fatal, il a débordé !…

Et Chénier, posant sa main nerveuse sur le bras de l’aveugle, ajouta d’une voix basse, profonde, autoritaire presque :

— Père Marin, je suis venu vous demander vos fils ?

Il se tut. Son regard noir, acéré, perçant, plongea dans les regards vagues de l’aveugle. On eut dit qu’il cherchait de suite la pensée et la réponse du vieux.

La pendule tinta neuf heures.

L’aveugle baissa la tête, un faible gémissement se fit jouer entre ses lèvres blêmes.

Chénier crut lire, ou entendre la réponse du vieillard. Il se leva tout à coup et dit avec une émotion sincère :

— Merci, père Marin, Dieu vous le rendra au nom de la Patrie !

Se tournant vers Octave et Georges attentifs et pâles tous deux :

— Et vous, mes gars, votre réponse ? demanda-t-il.

— Nous sommes prêts, répondit Octave d’une voix ferme.

— Commandez docteur ! fit Georges à son tour.

— Bien ! reprit Chénier, tandis qu’une flamme ardente éclatait au fond de ses yeux sombres ; j’en était sûr. À présent, causons, ajouta-t-il en se rasseyant.

Durant quelques minutes il parut réfléchir profondément, puis il poursuivit :

— Père Marin, je connais votre histoire. À dix-huit ans — vous en avez aujourd’hui soixante-deux — vous entriez à la forge. Durant trente années vos bras n’ont cessé d’appuyer sur le soufflet et de soulever le marteau. Rude labeur. Travail souvent ingrat. Puis les malheurs sont venus. L’é-