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L’ESPION DES HABITS ROUGES

je l’aurais mise dans l’estomac d’un anglais !

Un éclat de rire général circula.

— Eh ben ! Farfouille, cria Landry en désignant l’espion. Ce type-là, c’est pas un anglais ; mais c’est peut-être pire ! Demande-lui donc s’il est un espion, car faut lui faire son procès.

— Ah ! tais-toi donc, Landry, dit encore Dame Rémillard, tu sais ben que c’est sans bon sens cette affaire de procès !

— Eh ! riposta avec aigreur Landry, c’est à vous de vous taire la mère Rémillard, sans quoi on va penser que vous êtes pas une patriote !

— Hein ! moi, pas une patriote ! rugit Dame Rémillard violemment souffletée par cette riposte.

Tous les yeux se fixèrent curieusement sur la tavernière qui était devenue très rouge.

— Oui, je suis une Patriote ! reprit-elle avec force, et on le verra ben avant longtemps.

— En ce cas, laissez-nous donc faire ! répartit Landry dont les yeux brillaient comme des flammes. Voyons, Farfouille, fais le juge !

— Ah ! béniche ! par exemple, fit Farfouille en retirant son bonnet de loutre, me v’là dans les honneurs par-dessus la tête ! C’est égal, on va faire son devoir !

Et il se tourna vers le prisonnier qu’il considéra avec un air moqueur.

Le silence se fit de toutes parts. Le prisonnier regarda Farfouille dans les yeux hardiment, mais toujours avec son air dédaigneux. Mais cette mine dédaigneuse n’impressionna nullement le Patriote.

— Sir, dit-il sur un ton grave, vous allez me répondre devant tout le monde ici si vous êtes un espion ou point ! Si vous êtes un espion, pan ! ça y est ! Si vous êtes pas un espion, ça n’y est pas encore à c’t’heure, mais ça pourra y être un peu plus tard ! Voyons ! béniche…

Et se tournant vers la salle attentive, il hurla :

— Attention !… Ready !… Fffffff…

Un immense éclat de rire retentit sous le plafond bas. Le prisonnier lui-même ne put s’empêcher de sourire devant la comique physionomie de Farfouille qui, très sérieux, essayait encore de finir le mot « Fire », mais ne parvenait pas à faire entendre autre chose qu’un long sifflement.

Holà ! cria une voix courroucée parmi les villageois, ce n’est pas le temps de faire des farces ! Les Rouges peuvent arriver à tout moment !

— Laissez-les donc arriver ! se fâcha Farfouille. D’ailleurs, on a du plomb pour les recevoir.

Et, cette fois, d’une voix rude et impérative, il demanda au prisonnier :

— Eh ben ! prisonnier, est-ce qu’on est un espion ou point ?

L’autre haussa les épaules et ne répondit pas.

— Qui ne dit mot consent ! clama une femme.

— Ça y est ! À mort l’espion ! rugit Landry du haut de sa table.

— À mort ! À mort ! clama toute la salle.

Mais Farfouille branla la tête, s’appuya sur le canon de son fusil et demeura immobile et muet.

— Eh ben ! Eh ben ! qu’est-ce que tu fais là ? demanda Landry avec étonnement.

Et le même étonnement se manifestait sur tous les visages.

Farfouille grave comme une statue de pierre, hocha encore la tête sans parler.

Alors, Landry poussa un rugissement, sauta à terre, fendit la masse des villageois et se rua comme un tigre enragé sur le prisonnier.

Mais Farfouille, d’une poigne solide, le saisit au collet et le rejeta dans la foule des villageois et Patriotes.

La stupeur était à son comble, mais personne n’osait parler. Tous les regards se fixaient sur Farfouille.

Après le premier moment de surprise, Landry se rapprocha de Farfouille et demanda :

— As-tu perdu l’aviron, Farfouille ? Tu me sembles d’aller de travers !

— Non, répondit gravement le chasseur. Moi, Landry, je tue pas un canayen ; et vous autres, les amis, vous tuez pas non plus un canayen !

— Mais, pourtant tout à l’heure… voulut dire Landry.

— Tout à l’heure, je faisais des histoires ; mais à c’t’heure c’est du sérieux !

— Oui, mais cet homme est un espion et