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L’ESPION DES HABITS ROUGES

Des murmures approbateurs coururent parmi les hôtes de l’auberge.

— Veux-tu un coup de vin ? demanda la tavernière en embrassant sa fille.

— Non, maman, merci. Je suis mieux déjà. Seulement, dites à nos amis de se retirer…

Mais déjà des villageois et des Patriotes sortaient dehors, et les autres s’apprêtaient à suivre.

— Faut pourtant en garder, dit la tenancière, pour veiller sur le prisonnier. Si on gardait Farfouille et Landry ?…

Ceux-ci demeuraient là, confus, comme s’ils eussent attendu des ordres.

— Non, non, dit la jeune fille en souriant aux deux Patriotes, je veillerai moi-même sur le prisonnier !

Et elle fit un geste en montrant la porte ouverte.

Farfouille et Landry se retirèrent.

Alors le prisonnier ramena son regard sur Denise.

Tous deux se sourirent.

— Bon ! se dit Dame Rémillard, ce garçon-là ça doit être celui qu’elle aime ! Par conséquent, c’est pas un espion ! Je l’avais deviné !

L’auberge s’était entièrement vidée, mais tout le monde demeurait groupé sur le chemin et faisait à voix basse mille commentaires. Soudain plusieurs voix crièrent :

— Le docteur ! Le docteur !…

À ce nom, le prisonnier perdit son sourire et jeta à la jeune fille un regard inquiet.

Mais elle répondit par un sourire qui semblait dire :

— Soyez tranquille, je veillerai !…

À cet instant même, une haute silhouette humaine paraissait sur le seuil de la porte ouverte, un homme avec une physionomie martiale qui, d’une voix rude, proféra :

— Ah ! ah ! voici le sujet en question !

Et il dardait sur le prisonnier un œil pénétrant.

Puis il entra tout à fait et marcha vers la cheminée d’un pas bref et décidé…

C’était Wolfred Nelson !


II

LA TOURMENTE


Et pourtant, cet homme qui fut l’un des plus grands appuis des Canadiens français était anglais !…

Mais lorsque les représentants canadiens revendiquaient à la Chambre d’assemblée à Québec certains droits et certaines libertés dont leur race avait été spoliée, ce n’était pas une revendication faite uniquement pour le profit des habitants et administrés de langue française, ces libertés et ces droits étaient également réclamés pour les administrés de langue anglaise ; ou, pour être plus juste, les représentants canadiens voulaient avoir, au moins, les mêmes droits et jouir des mêmes faveurs que les habitants de langue anglaise du Bas-Canada ou ces derniers étaient la petite minorité. Il est bien probable que, si les Canadiens avaient été traités avec la même équité que les Anglais du Bas-Canada, on n’aurait pas vu les horreurs qui furent commises, car les Canadiens, ayant moins de griefs, auraient refréné leur impétuosité. Mais les monstrueux passe-droits dont ils avaient tant souffert avaient été une sorte de provocation, et alors on avait décidé de réclamer non seulement un traitement égal à l’autre race, mais aussi des droits qui logiquement revenaient à la majorité de la population. Toutefois, les Canadiens n’étaient pas seuls à souffrir, car le gouvernement du Canada devenait si absolu, il outrepassait tellement ses pouvoirs, et sa Bureaucratie était devenue si arrogante et impérieuse, que les Anglais eux-mêmes protestèrent. C’est pourquoi le Haut-Canada, quoique entièrement anglais, proclamait lui aussi l’insurrection contre un gouvernement trop arbitraire.

La Chambre d’assemblée de Québec était devenue la servante du Conseil législatif qui passait outre aux justes représentations des députés canadiens. À la vérité, cette Chambre d’assemblée n’avait plus aucun pouvoir, pas même de contrôle, et de jour en jour elle devenait un instrument inutile dans le rouage de l’administration. Papineau et Morin lancèrent les Quatre-vingt-douze résolutions qui allaient soulever tant de commentaires et même porter ombrage à la couronne d’Angleterre. Et pourtant, pour être juste, ces résolutions étaient d’un intérêt général. S’il est vrai qu’on demandait pour les Canadiens plus de droits que ne leur en avaient accordés les traités et les capitulations, il ne faut pas oublier que ces traités avaient été rédigés de façon