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L’ESPION DES HABITS ROUGES

— Oui… murmura faiblement Denise.

— Et ne m’avez-vous pas assuré que vous n’aimiez que moi ?

Denise soupira, mais ne répondit pas.

— Or, vous l’aimiez… Lui… un peu du moins. Donc, votre cœur tenait déjà à une chaîne, quoique cette chaîne fût à peine nouée, si vous voulez. Qu’arriva-t-il ? Deux mois après l’échange de nos promesses, un jour que je haranguais sur le Champ-de-Mars nos compatriotes, un jeune homme est monté sur l’estrade et m’a souffleté. D’un coup de poing j’ai envoyé l’insulteur en bas de l’estrade, et ce lâche était celui qui tout à l’heure était assis à votre place, André Latour ! Oui, André Latour, Denise, que le soir de ce même jour vous reçûtes dans vos bras !

— Dans mes bras !… se récria Denise, en rougissant violemment. Qu’osez-vous dire ?

— C’est une façon de parler, Denise. Je voulais dire que vous avez accueilli Latour non seulement comme un héros qui avait conquis vos faveurs, mais aussi comme un fiancé ! Or, dites-moi, qui de Latour ou de moi, qui avais défendu les droits de votre patrie, méritait le plus votre estime ?

— Ambroise, je vous ai déjà dit, et vous le saviez à ce moment, que j’étais opposée à l’insurrection et que j’étais partisane de notre loyauté à l’Angleterre.

— Ne parlez donc pas de l’Angleterre, Denise, s’impatienta Ambroise ; vous savez bien que ce n’est pas à l’Angleterre que nous voulons faire la lutte.

— Établissez une différence si vous voulez, Ambroise ; mais il est certain que vous vous soulevez contre le gouvernement qui dirige au nom de l’Angleterre. Pour être loyaux à l’Angleterre, il nous faut l’être à l’égard de notre gouvernement.

— Ah ! quel faux raisonnement, Denise, et combien vous vous êtes laissée guider par les sophismes semés sur tout le pays par les adversaires de nos réclamations. Plus que ça, Denise, vous avez été corrompue, si j’ose tenter cette expression, par cet André Latour et son père qui ont renié leur origine et leur sang. C’est probablement ce que vous appelez et nommez la loyauté à l’Angleterre ! Et c’est cette même loyauté que vous pratiquez vous, Denise, fille du pays, enfant de Saint-Denis… loyauté à la façon des Bureaucrates, nos provocateurs ! C’est une loyauté de commande, créée par des intérêts individuels, qui ne se soutient que par l’octroi des faveurs, c’est ainsi que tous les prébendiers sont loyaux ! Eh bien ! je dis que cette loyauté est factice et qu’elle n’est qu’un masque. La véritable loyauté à l’Angleterre, Denise, c’est nous qui la nourrissons, nous les Patriotes ! Nous qui nous nous battons pour sauvegarder des libertés que nous a reconnues l’Angleterre, des libertés qu’une affreuse clique de parias de la politique veut nous enlever ! Et c’est à ces gens que vous avez accordé vos sympathies ! Et du soir de ce jour où j’avais dénoncé les infâmes tactiques de nos adversaires, vous avez passé à ceux-ci, vous avez quitté notre camp pour entrer dans celui de l’ennemi auquel vous donniez votre appui moral, et, par le fait, vous m’avez abandonné, vous avez oublié vos promesses, vous les avez reniées, rompues brutalement en vous engageant à devenir cet automne la femme de Latour !

— Arrêtez, Ambroise ! cria Denise avec emportement. Vous allez trop loin… Ma main n’est pas engagée !

— N’importe ! elle, le sera demain, si elle ne l’est pas aujourd’hui, sourit le jeune homme avec ironie. Mais tout cela, Denise, m’est assez égal au fond. Mais ce qui ne peut m’être égal, Denise, c’est que, ici, dans notre village de Saint-Denis, dans notre paroisse si vaillante et si patriote, vous preniez fait et cause pour nos ennemis, que vous vous fassiez espionne !

— Espionne !…

La jeune fille bondit sous la piqûre. Ses yeux éclatèrent de mille foudres.

— Espionne !… Moi, espionne… gronda-t-elle en marchant sur Coupal avec une attitude si menaçante qu’on aurait pu croire qu’elle allait le frapper. Répétez, Ambroise Coupal… répétez cette infamie !

À deux pas du jeune homme qui n’avait pas bronché, Denise s’était arrêtée, très pâle, frémissante et le regard chargé d’une indignation inexprimable.

— Comprenez-moi bien, Denise, je ne veux pas vous injurier. Mais dites-moi ce qu’il faut penser au juste d’une jeune fille comme vous qui conspire avec un espion ?

— Je ne conspire pas, Ambroise ! C’est une fausse accusation ! Cette pensée vous vient parce que vous avez trouvé ici André Latour ? Mais je vous le jure que je n’ai été pas moins surprise que vous en le trouvant ce matin dans l’auberge de ma mère