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L’ESPION DES HABITS ROUGES

femme canadienne ! cria Félicie en battant des mains.


L’enthousiasme se déchaînait au milieu de mille lazzis à l’adresse des soldats du gouvernement. Mais il fallait du calme et du sang-froid, et Ambroise Coupal réclama le silence.

— Patriotes, soyons calmes et froids, regardons la situation d’un œil clair et tranquille. Si nous nous comptons maintenant, je doute que nous soyons en nombre suffisant ; mais il viendra bientôt d’autres patriotes s’unir à nous. Je ne sais pas au juste quel est le plan du Docteur, s’il décidera que nous attaquions les troupes ; mais chose certaine, tous ici tant que nous sommes, nous serons parés à l’attaque. Je ne sais pas non plus si nous aurons suffisamment de fusils…

— On en trouvera ! interrompit Dame Rémillard.

— Certainement qu’on en trouvera, approuva Coupal en souriant, même s’il nous faut aller prendre ceux des soldats qui s’en viennent !

Des applaudissements frénétiques dominèrent la voix de Coupal.

— Et moi j’ajoute, s’écria Félicie, que s’il manque des hommes, les femmes prendront leur place ! En tout cas, nous serons là. Nous chargerons les fusils, nous fondrons des balles, nous prendrons soin des blessés. Et si nos hommes tombent trop dru, nous relèverons leurs fusils et à notre tour nous défendrons nos droits et nos libertés !

Un tonnerre d’acclamations délirantes emplit l’air sombre et lourd.

— Avec des filles et des femmes comme ça, dit un villageois, on est capables de faire des miracles !

— Vive Félicie ! clama de sa voix aigre Landry. C’est une fille comme ça, moi, que je veux marier si les Anglais ne me tuent pas ! Mais si, au lieu d’être tué, je tue vingt Anglais, Félicie, oui, rien que vingt, veux-tu être ma femme ?

On partit de rire à la ronde.

— Tues-en dix seulement, Landry, riposta Félicie en riant comme les autres, et je serai ta femme !

— Et moi, renchérit Farfouille, si j’en tue vingt ?

— Tues-en vingt, Farfouille, et je serai ta femme !

— Et moi… et moi…

Un chahut indescriptible éclata, un chahut de rires et de quolibets.

— J’en tuerai cent, Félicie, rugit Landry en dansant sur les épaules de Farfouille… mais tu seras à moi !

— À terre, vermine ! clama Farfouille en se débarrassant de Landry qui alla pirouetter à dix pas au plus grand amusement des villageois et Patriotes. Puis, agile comme un singe, faisant des grimaces à faire rire des trépassés, Landry esquissa trois ou quatre cabrioles, sauta par-dessus quelques têtes ébahies de villageois, grimpa sur le perron et, avant qu’on n’eût soupçonné ce qu’il voulait faire, il embrassait rudement Félicie sur une de ses joues rouges !

— Sus au vaurien ! protesta Farfouille d’une voix de stentor.

Et tandis que Félicie et les autres riaient de bon cœur, tandis que Coupal vainement demandait encore le calme et le silence, Landry, comme s’il eût eu le diable au derrière, enjambait la rampe du perron, se jetait dans la foule comme un forcené, arrivait jusqu’à Farfouille, et, dressant sa petite taille, criait comme un coq juché sur ses ergots :

— Hein ! vaurien… que t’as dit ?…

Et v’lan ! il allongeait une maîtresse claque au pauvre Farfouille qui perdit l’équilibre, jetait un éclat de rire quasi démoniaque, et prenait sa course vers la distillerie du docteur Nelson, en criant à tue-tête :

— Je m’en vas tuer mes cent Anglais pour avoir Félicie !

Mais à l’instant même un cavalier apparaissait sur le chemin du côté de Saint-Ours, un cavalier lancé à fond de train… On reconnut Nelson.

Aussitôt le calme se rétablit, et tout ce monde, frémissant d’impatience, attendit.

Nelson arrêta sa jument couverte d’écume.

— Patriotes canadiens, cria-t-il, ce sont, en effet, les troupes du colonel Gore qui s’avancent avec un détachement de cavalerie. Aux armes ! Que ceux qui n’ont point de fusils me suivent !

Et, faisant pivoter son coursier fumant, il s’élança vers sa maison.

Deux cents patriotes suivis de femmes et d’enfants s’acheminèrent vers la demeure de Nelson en chantant la Marseillaise. Plusieurs gagnaient vivement leurs foyers