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L’ESPION DES HABITS ROUGES

ge ! Vite, Denise, tranchez mes liens, il n’y a pas un moment à perdre !

Palpitante, la jeune fille regardait le bandeau sans proférer une parole.

— Denise… m’entendez-vous ? cria Latour avec impatience.

— Trancher ces liens, André, bredouilla Denise, je ne peux pas !

— Tu ne peux pas !…

D’accent de ces mots révélait un étonnement inouï.

— Je me suis constituée ta gardienne, André, et je ne saurais manquer à ma parole !

— En guerre les serments et les promesses ne comptent point, c’est la ruse seule qui vaut, quand ce n’est pas la force !

— Je sais bien. Tout de même, ce serait une lâcheté de ma part, après avoir refusé de combattre pour les miens, que d’aider leurs ennemis. André, ne me demande pas un tel sacrifice !

— Malheureuse Denise ! Ne comprends-tu pas, au contraire, que tu aides les tiens tout en aidant les miens ? Supposons que nos troupes soient battues et repoussées aujourd’hui, qu’arrivera-t-il ? Elles reviendront en plus grand nombre, et elles reviendront pour venger leur défaite. Alors, aucune pitié ne les arrêtera, elles raseront le village entier, tout ce qui vit sera passé par les armes. Rien ne sera respecté, ni tes amis, Denise, ni ta mère… Et par un vain scrupule, tu laisseras accomplir cette œuvre de destruction ?

— Tais-toi, André ! Tais-toi ! Je ne peux pas… je ne pourrai pas !

Et la jeune fille s’écrasait sur ses genoux en proie à mille tortures morales.

— Oh ! je vois bien que tu ne m’aimes pas ! gronda sourdement le jeune homme.

— Je t’aime ! je t’aime ! malheureux…

— Tu n’étais donc avec nous que d’apparence, tu portais un masque, tu nous trompais ! Tu me trompes encore en me disant que tu m’aimes !

— Je t’aime ! Je t’aime, André, gémit Denise ; mais demande-moi autre chose, pas cela !

— Tu m’as menti, reprit avec colère le prisonnier, tu as menti à ma sœur qui t’aime bien, tu as menti à mon père, à ma mère, à tous nos amis, à ton pays, à ta race ! Car ta race, Denise, c’est celle qui forma la majorité de ce pays, cette majorité qui pense comme nous ! Ici à Saint-Denis, là à Saint-Charles, ce n’est qu’un groupe de rebelles, de mécontents ! Tout le reste du pays est avec nous et pour nous, tu le sais bien ! Si tu aimes ton pays, Denise, délivre-moi !

— Oh ! ne me parle pas ainsi ! s’écria la jeune fille en se redressant sur ses genoux et en pleurant. Il est impossible que j’aie deux pays, deux races auxquelles j’appartienne également, et il ne se peut pas que j’aie deux devoirs également justes à remplir envers deux partis. André, je n’ai qu’un seul devoir qui me commande en ce moment : celui de te surveiller, de te garder ici, de te protéger ! Tu dis que je t’ai menti ? C’est faux, et tu m’accuses à tort ! Car je t’aime, et t’aimant je te garde ! Car si je coupe tes liens, car si tu sors de cette maison, des Patriotes te verront et tu seras massacré ! Je t’aime et te garde ! Moi vivante, je te le jure, nul ne touchera à un cheveux de ta tête !

— Denise, tu ne me comprends pas ! On me tuera quand même après que nos troupes auront été battues !

— Non, je te le jure ! Si on te tue, on me tuera avec toi, car sans toi je ne saurais plus vivre désormais !

— Denise, s’écria Latour avec désespoir, vivre après, et même avec toi, mais aussi avec la honte de n’avoir pas fait mon devoir ? Non, non, j’aime mieux mourir de suite !

— Ton devoir, dis-tu ?

— Oui, celui de courir au colonel Gore pour le prévenir de l’embûche qui l’attend !

— Ah ! c’est vrai, André, c’est ton devoir ! Mais tu es prisonnier !…

— Tu me retiens de faire mon devoir, Denise !

— Et le mien ?… Tiens ! entendons-nous : j’irai à ta place prévenir le colonel !

— Toi ? Tu es folle !

— Non, non ! Je connais tous les sentiers qui longent la rivière. Mieux que toi je passerai inaperçue des Patriotes… J’avertirai le colonel Gore ! Veux-tu, André ?

— Oh ! Denise, que tu me fais plaisir ! Combien je t’aime davantage ! Oui, va, ma Denise ! Tu diras au colonel que je suis prisonnier, que je t’envoie à lui ! Va, Denise, ne perds pas de temps !

La jeune fille se dressa debout, exaltée.

— J’y vais, dit-elle. Mais tu promets.

— Oui, interrompit le jeune homme tu