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L’ESPION DES HABITS ROUGES

Mais en étaient-ils bien les maîtres ceux qui gouvernaient si tyranniquement au nom de l’Angleterre ?…

Ce soir-là, les Patriotes se sentaient bien, enfin, les véritables maîtres ! Et une ivresse indéfinissable gonfla tous ces vaillants cœurs. En une marche triomphale il reprirent le chemin de leur village où la joie inondait toutes les âmes.

D’immenses vivats retentissaient de toutes parts.

Des voix exaltées clamaient :

— Saint-Denis… Saint-Denis… vivent les Patriotes de Saint-Denis !

D’autres :

— Vive Nelson !… Vive Coupal !

Et d’autres encore :

— Vive Denise Rémillard !… Vive la vaillante Denise de Saint-Denis !…

Mais, soudain, les Patriotes arrêtèrent leur marche fière et leurs voix se turent. Tous prêtèrent une oreille attentive et inquiète. Après la joie les physionomies exprimèrent l’angoisse.

— Oui, quel était ce bruit, qu’on entendait sur la route ? Que signifiait ce roulement formidable troublant les échos de la nuit qui tombait de plus en plus ?

On avait oublié que d’autres Patriotes avaient devancé ceux-ci : une bande plus ardente, conduite par Nelson lui-même, avait pris à travers champs, par monts et par vaux, par marais et par bois ; et cette bande s’était soudain ruée dans les flancs de l’ennemi en fuite, et elle lui avait enlevé son canon !

Or, ces Patriotes écoutaient ce bruit qu’ils ne pouvaient encore définir.

Puis tous frémirent violemment…

C’était un roulement de canon !

— Alerte ! clama un Patriote d’une voix de tonnerre. Les Anglais reviennent !…

Tous dissimulèrent vivement leur présence derrière les buissons des talus, dans les fossés, et, le fusil à l’épaule, prêts à faire feu, à reprendre la lutte, ils attendirent.

Leur stupeur fut inouïe lorsqu’ils virent paraître sur la route une trentaine de Patriotes, lancés à toute course vers le village, et tirant après eux un canon… le canon des Anglais ! Et debout sur ce canon, fier, triomphant, se tenait Wolfred Nelson l’épée nue à la main ! C’est ainsi que rentrait dans la Rome antique, monté sur un chariot d’ivoire ou de bronze ou d’argent, César revenant de ses conquêtes lointaines !

Une vive acclamation salua cette apparition…

Au canon on avait attaché un long câble, également pris à l’ennemi, et à ce câble, tous les Patriotes s’attelèrent et la course se poursuivit, plus joyeuse, plus folle, vers le village où, en signe de réjouissances, des villageois allumaient des tas de paille !

Et de tous les côtés, des villages voisins et des campagnes, accouraient paysans et villageois au grand trot de leurs attelages, pour venir aux nouvelles et saluer la victoire qu’ils avaient devinée. Car les bruits de la bataille avaient été entendus, comme on entendait à présent les clameurs de triomphe. Sur des collines lointaines on pouvait voir d’énormes feux de joie s’allumer ! Les échos de la nuit apportaient le son des cloches carillonnant de Saint-Charles et de Saint-Antoine, et c’étaient tous des carillons de fête qui s’unissaient aux carillons endiablés de l’église de Saint-Denis où quatre Patriotes se relayaient à la cloche.

Entre Saint-Denis et Sorel des bandes de Canadiens s’armaient à la hâte et se postaient le long des chemins pour attendre les fuyards et leur porter de nouveaux coups. Mais le colonel Gore avait eu la prévoyance de lancer à l’avant des éclaireurs. Il évitait ainsi les villages où il eut été dangereux de passer, et souvent il s’engageait à travers champs pour ne pas tomber dans les embuscades qu’à certains points de la route il redoutait. Ce qu’il dut souffrir en son âme guerrière ce vieux vétéran de Waterloo qu’était le colonel Gore ! Lui qui avait vu des armées innombrables aux prises les unes contre les autres ! Lui qui avait vu le plus grand capitaine du monde tomber dans la défaite ! Ah ! quel sanglant affront lui avait fait subir ce jour-là une petite bande mal armée de patriotes canadiens !

Des femmes et des enfants huaient ces soldats en désordre qu’ils voyaient passer honteusement dans les champs. De loin, des paysans leur lançaient une décharge de plombs, tout comme ils eussent fait pour effrayer une compagnie de corbeaux malfaisants. Et la colonne brisée, honteuse, chancelante et terrifiée zigzaguait dans les ténèbres qui s’épaississaient de moment en moment. Tantôt on la perdait de vue ; tantôt on en percevait des débris lorsqu’elle franchissait cahin-caha une éminence, une