Page:Féron - L'homme aux deux visages, 1930.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Et moi… ne m’aimez-vous pas autant ?

Flandrin regarda l’écolier avec surprise.

— Ai-je jamais fait voir, Louison, que je ne t’aime pas ? Non, jamais ! Ah ! oui, je t’aime, et plus que tu pourrais penser. Voyons ! est-ce que je m’occuperais de toi, de ton avenir, si je ne t’aimais pas ?

— Mais, pourtant, je ne suis pas votre enfant

— Je t’aime tout comme si tu l’étais. Voilà dix ans passés que je t’ai recueilli, et tu marchais alors sur tes cinq ans. Depuis ces dix ans je t’ai considéré comme mon fils. T’ai-je jamais fait voir le contraire ? Dis…

— Non, non. Vous avez été bon pour moi, et c’est pourquoi je vous ai aimé comme j’aurais aimé mon vrai père. Mais mon père… qui était-il ? Où est-il ? Est-il vivant ? Est-il mort ? Et ma mère, ma vraie mère, la connaissez-vous ?

— Non, je ne sais rien de tout ça. J’ignore jusqu’au nom de tes parents. Je t’ai donné mon nom. Quant à tes vrais parents, je commence à croire qu’ils sont morts depuis longtemps.

— Mon père est peut-être mort. Mais ma mère, elle, il me semble qu’elle vit encore.

— Il te semble…

— Et il me semble aussi que je l’ai vue.

— Tu ne rêves pas au moins, Louison ?

— Je peux même affirmer que je l’ai vue, et qu’elle, ma mère, m’a vu !

— Voyons ! mon Louison, ne perds pas la tête ! fit Pinchot devenu tout pâle.

— Je ne perds pas la tête. J’ai vu ma mère, une nuit. Il y a déjà un mois, oui, un mois que je l’ai vue. Depuis ce temps je la revois telle que je l’ai aperçue… Là, elle me regarde de ses grands yeux noirs et profonds… Moi, je considère son beau visage et ses grands cheveux blonds qui tombent en désordre sur ses épaules… Et elle tend vers moi ses mains… On dirait qu’elle me supplie ou m’appelle… Puis elle pousse un grand cri…

— Louison, que dis-tu là ?

— Ce que j’ai vu et entendu l’autre nuit !

— Mais quelle nuit… quelle nuit et où ?

— La nuit que vous fûtes blessé. Elle, ma mère, je l’ai vue au pied de la potence à laquelle pendait Mathurin le Bourreau. Et j’ai vu ma mère dans les bras d’un homme que j’ai reconnu…

— Quel homme ?

— C’était Maître Jean.

Flandrin bondit, ému et agité.

— Tu as rêvé, Louison, tu as rêvé ; ce que tu contes là est impossible !

— J’ai vu, répéta l’écolier avec conviction.

Flandrin marchait avec agitation dans son logis, et il pensait :

— Oui, il a dû voir, puisque Maître Jean a retrouvé sa fille, ou plutôt puisque le père et la fille se sont retrouvés, si je veux en croire toutes les histoires qu’on m’a rapportées. Pourtant, tout cela ne me paraît pas très clair. Il me semble que je patauge dans le mystère le plus ténébreux qui soit et qui fût. Maître Jean, que j’avais pensé célibataire, avait donc un secret ? Et n’était-ce pas aussi un terrible secret, puisqu’il l’a toujours si bien gardé ? Quoi ! Maître Jean serait le grand-père de Louison ? Je ne suis pas loin de le croire, lorsque je me rappelle tout l’intérêt que le pauvre vieux lui portait. Comme il le regardait d’yeux attentifs ! Comme il aimait à l’interroger ! Que de cadeaux il lui a faits ! Et ne disait-il pas quelquefois : « Ton garçon, Flandrin, me rappelle une personne que j’ai beaucoup aimée autrefois… il y a de longues années. » Oui, pauvre Maître Jean, il revoyait une autre image dans celle de Louison. Et quoi encore, Louison serait-il le portrait de sa mère ? Une blonde aux yeux noirs… une blonde que Louison a vue… Ah ! ça mais si cette femme était blonde, ce n’était pas la fille de Maître Jean, puisque Mélie m’a dit que la fille de Maître Jean est brune… Ah ! ce que je voudrais savoir ! Oui, savoir ce secret que Maître Jean a emporté avec lui dans la tombe !

Flandrin sentit qu’il avait besoin de plus de mouvements qu’il n’en pouvait trouver en son étroit logis. Il prit son chapeau et son manteau et dit à Louison :

— Je vais chercher la mère Babeux. Prends tes livres en attendant et prépare tes leçons de demain.

Il sortit à grands pas.

Flandrin pensait bien plus à la fille de Maître Jean qu’à la mère Babeux. Et cette pensée dirigea ses pas vers la rue du Palais. Sans le savoir au juste et sans se le dire encore moins, il voulait voir la fille de Maître Jean… il voulait s’assurer, ainsi que le lui avait confié Mélie, que la fille de Maître Jean était brune et qu’elle avait des cheveux noirs. Pour lui, elle ne pouvait être brune et avoir les cheveux blonds.

Il marchait vite sans s’occuper des nombreux passants qu’il croisait sur son chemin.

On était au mois de juin de cette année 1674. Cette fin de jour était une des plus belles qu’on eût pu voir, et la ville entière paraissait s’en réjouir par l’animation joyeuse extraordinaire dont elle retentissait. On eût dit que toute la population avait quittée ses foyers pour contempler la plus belle des natures ; les rues et ruelles étalent parcourues en tous sens par un monde joyeux.

Le Saint-Laurent, avec sa nappe bleue doucement remuée par la brise de l’Ouest, n’était pas moins animé. Barques, pirogues, navires récemment arrivés de France se confondaient agréablement.

Quoique distrait, Flandrin n’échappait pas tout à fait au charme de cette nature. À songer qu’il partirait le lendemain, il sentait son cœur se serrer. Car il l’aimait son Québec dont il connaissait toutes les physionomies comme toutes les pierres. Il lui en coûtait donc de quitter cette ville de lumière et de joie pour aller jusqu’à ce Ville-Marie qu’il n’avait jamais vu et qu’on avait représenté comme un lieu monotone et sombre. Il essayait de se consoler en se disant qu’il reviendrait bientôt.

Comme il arrivait aux Magasins du Roi, dont la place était encombrée par une foule agitée et bruyante, il aperçut deux femmes qui se dirigeaient vers la porte de la haute-ville. Il n’eut pas de peine à reconnaître Mélie, l’ancienne servante de Maître Jean, pour l’une de ces deux femmes… mais l’autre ? Oui, l’autre, tout de noir vêtue et tenant à la main une ombrelle de soie noire… une jeune femme, belle et gracieuse, brune et aux cheveux très noirs… Ah ! ce devait être la fille de Maître Jean ! Oh ! comme