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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Flandrin enleva son cheval, le lança en avant et, en même temps, s’arma d’un pistolet. À dix pas des quatre hommes il déchargea son arme au hasard. Une balle atteignit un garde… La détonation parut affoler le cheval. Il s’arrêta net, piétina, renâcla et voulut se cabrer. Flandrin lui donna de l’éperon. La bête n’hésita plus, elle se darda contre les trois rapières qui demeuraient fermes sur le milieu du chemin. Mais ces rapières n’étaient pas aussi fermes qu’on aurait pu le penser ; à la vue de l’animal qui se ruait sur eux, les trois hommes (car l’autre garde, que la balle de Flandrin avait atteint à une jambe, s’était déjà retiré sous les arbres) s’écartèrent quelque peu, comme hésitants. Polyte cria :

— L’animal de Flandrin va nous passer sur le ventre, comme il a dit !

Zéphyr fit un bond de côté, le garde aussi… Ce n’était que temps : un ouragan passait. Polyte fut emporté par l’ouragan, il avait trop tardé à faire place. Puis, on n’entendit plus qu’un galop enragé qui s’éteignait déjà dans le lointain, et l’on ne vit plus tard qu’un nuage de poussière jaune. Seulement, un peu plus tard, le nuage se dissipait, et, plus loin, un homme s’agitait sur le chemin et jurait de la plus terrible façon : c’était Polyte qui, trop étourdi encore, ne parvenait pas à se remettre sur ses pieds.

Quant à Flandrin, il allait si bon train, que le soir du troisième jour il faisait son entrée dans Ville-Marie. Le couvre-feu venait de sonner. Flandrin gagna de suite l’auberge de la Coupe d’Or, selon l’indication qu’on lui avait donnée. L’auberge était déserte ce soir-là et le maître de l’établissement fermait sa porte. Flandrin fut reçu de la plus accueillante façon, obtint un bon souper, puis un bon lit. Et comme il était harassé par la longue course qu’il avait fournie, il s’endormit du plus lourd et, peut-être aussi, du meilleur des sommeils.

VI

CHEZ SON EXCELLENCE DE VILLE-MARIE


Lorsque Flandrin se fut retiré, et au moment où l’aubergiste allait se glisser sous ses draps, — dix heures sonnaient, — un homme vint frapper à la porte de l’hôtellerie.

Celui qui frappait devait avoir une façon particulière de le faire, puisque l’aubergiste murmura aussitôt :

— Tiens ! tiens ! je parie que c’est notre lieutenant de police !

Sans plus, il saisit son bougeoir et descendit en bas quatre à quatre. Il n’ouvrit pas tout à fait la porte, comme s’il eût eu quelque méfiance ; il l’entrebâilla seulement, Or, si Flandrin Pinchot eût été là, il aurait de suite reconnu « cet homme en noir » qui lui avait promis aide à la vengeance tout en l’invitant à venir en Ville-Marie.

L’aubergiste avait passé sa tête dans l’entrebâillement et avait reconnu, malgré l’obscurité de la rue, l’homme qui avait frappé.

— Eh bien ! demanda ce dernier de sa voix rude, notre homme est-il arrivé ?

— S’il est arrivé ?… Je vous crois bien, Monsieur le lieutenant… Il est même arrivé avec une soif et une faim… Tenez ! il a mangé comme quatre, j’en suis désolé…

— Bah ! il paiera… ou je paierai !

— Oh ! monsieur le lieutenant, si je dis, ce n’est pas pour me plaindre. Seulement, votre homme dort en ce moment comme cent Iroquois plus morts qu’ivres !

— C’est bien, c’est tout ce que je désire savoir. Je verrai l’homme demain.

Et l’inconnu s’en alla.

Les rues étaient désertes et obscures, et toute la ville paraissait plongée dans le plus lourd des sommeils. Seuls, les aboiements de chiens troublaient le grand silence de la nuit. Mais, ici et là, en passant devant quelque maison aux volets hermétiquement clos, on pouvait entendre des éclats de voix ou des rires sonores et heureux.

L’homme vêtu de noir, c’est-à-dire le lieutenant de police, ainsi que l’avait dit l’aubergiste, marchait d’un pas sûr dans ces ténèbres, et il paraissait tellement distrait par certaines préoccupations, qu’il n’entendait probablement pas les divers bruits qui pouvait attirer son attention. Il s’engagea dans la rue Saint-Gabriel et descendit jusqu’à la rue Saint-Paul. Un peu plus tard, il s’arrêtait devant une massive demeure dont la porte principale était protégée par une haute grille de fer.

L’homme heurta doucement la grille de fer de la poignée de son épée. À ce bruit, une porte de chêne s’ouvrit prudemment de l’autre côté de la grille. Une gerbe de lumière jaillit d’un spacieux vestibule, et dans cette clarté parut un laquais en livrée rouge.

Ce dernier dut reconnaître le visiteur, car il fit jouer une clef et entr’ouvrlt la grille. Le lieutenant de police entra dans le vestibule, tandis que le laquais refermait grille et porte.

— Son Excellence m’attend toujours ? interrogea alors le lieutenant de police.

— Oui, monsieur. Venez.

Toutes les portes dans ce vestibule étaient fermées, mais derrière quelques-unes de ces portes on pouvait saisir des bruits de voix et, quelquefois, des va-et-vient. Le laquais conduisît le visiteur à une porte latérale au fond du vestibule et frappa légèrement dans cette porte. Celle-ci fut aussitôt ouverte. Une haute et lourde draperie empêchait de voir à l’intérieur de la pièce, et devant cette draperie se tenait un autre laquais en livrée rouge.

Là, aucune parole ne fut échangée. Comme le premier laquais, le deuxième connaissait le visiteur. Il s’effaça aussitôt pour repousser la draperie et laisser passage au lieutenant de police. Celui-ci pénétra dans un vaste cabinet de travail richement décoré et meublé. Un personnage — jeune encore — paré tout comme un gentilhomme de la cour du roi, travaillait à une table. Il leva la tête à l’entrée du visiteur, et d’un regard indiqua un siège. L’autre, chose curieuse, n’avait plus cet air hautain que Flandrin Pinchot lui avait connu : il paraissait humble et soumis. Il prit le siège indiqué et attendit qu’on l’interrogeât. Le personnage, à haute perruque Louis XIV et qui ne cessait pas d’écrire, était le sieur François Perrot, gouverneur de Ville-Marie par la faveur du roi et l’influence de l’ancien intendant de la colonie Jean Talon, à qui Perrot était apparenté.

Quelques minutes se passèrent, puis Son Ex-