Page:Féron - L'homme aux deux visages, 1930.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
L’HOMME AUX DEUX VISAGES

geois indéniable ; quand à l’intérieur, il offrait un bon confort. Une belle et grande salle aux boiseries de chêne clair servait de salle d’entrée. C’est dans cette salle que se trouvaient nos trois personnages.

La jeune femme vient de servir aux deux ribauds un carafon chacun, et, assise, maintenant, dans un grand fauteuil de velours, elle parle ainsi :

— Mes amis, je vous en ai voulu un peu pour m’avoir si mal servie à Québec, cette nuit du mois de mai passé lorsque je vous avais demandé de me débarrasser pour toujours de Flandrin Pinchot, mais, par après, j’ai voulu et pu oublier votre couardise.

Cette parole cinglante fit baisser la tête aux deux agents, et ils n’osèrent répliquer. La jeune femme, après avoir ébauché un sourire malin, sinon cruel, reprit :

— Et j’oublie d’autant mieux que, ce matin, vous avez bien travaillé. Et vous le dirai-je ? oui, Son Excellence Monsieur le Comte de Frontenac m’a, d’ailleurs, priée de ne pas vous garder rancune et de continuer à user de vos services. Vous savez qu’en me servant ce sont les intérêts de Monsieur le Comte que vous servez, de sorte que chaque fois que vous obéissez à l’un de mes ordres, c’est à Monsieur le Comte que vous faites l’hommage de votre obéissance. Il importe donc que nous nous entendions une fois pour toutes à ce sujet, et il importe surtout que vous fassiez bien ce qui vous sera commandé de faire. N’oubliez pas, ainsi que je vous l’ai dit l’autre jour, que la partie que nous jouons va être très rude, et retenez bien que nous devons coûte que coûte gagner cette partie. Vous n’ignorez pas que Son Excellence de Ville-Marie essaye de discréditer auprès du roi Monsieur le Comte à cause du commerce qu’il fait des pelleteries ; mais vous n’ignorez pas non plus que le sieur Perrot ne se fait nullement scrupule de pratiquer le même négoce. Vous savez cela et je le sais aussi ; seulement, il nous manque une preuve valable que nous sommes venus chercher et que nous avons juré de découvrir. Là, la besogne me regarde, et j’ai bon espoir de posséder cette preuve avant que soit venue la nuit prochaine.

— Ah ! ah ! firent en chœur les deux agents dont l’intérêt et la curiosité parurent éveillés par les derniers mots de la jeune femme.

— Sans doute, poursuivit celle-ci avec un air de conviction qui ne manqua pas de frapper ses deux interlocuteurs, je pourrai me heurter à quelque obstacle imprévu, mais je saurai passer outre. D’ailleurs, mon plan est tout fait et bien mûri, et je serais la plus étonnée du monde d’aboutir à un échec. Tenez ! vous connaissez bien le père Brimbalon, ce mendiant qui habite une cambuse quelque part en la basse-ville de Québec ?

— Si nous le connaissons… firent les deux agents.

— Eh bien ! voilà l’homme que j’attends vers les deux heures… voilà l’atout qui s’est providentiellement glissé dans mes cartes. Car le père Brimbalon a pu dénicher, je ne sais où, certaines pelleteries de toute beauté et de grande valeur. Il paraît qu’il a offert ces pelleteries à Monsieur de Frontenac ; mais Monsieur le Comte a refusé de les acheter à cause du prix exorbitant qu’en demandait le mendiant. Et lui, Brimbalon, s’est imaginé que Monsieur de Laval lui paierait le prix demandé pour ces pelleteries ; mais Monsieur de Laval lui a refusé sa porte en lui faisant dire « que sa maison n’était pas un comptoir ». Furieux, Brimbalon, est venu à Ville-Marie dans l’espoir de tâter le terrain, et je me doute bien qu’il allait faire des tentatives auprès du sieur Perrot, histoire de narguer Son Excellence de Québec. Un heureux hasard m’a placée sur son chemin, et comme le vieux ne veut pas retourner à Québec avec ses marchandises, je lui ai promis de les acheter. Voyez-vous, mes amis, le jeu de mes cartes ? C’est simple : j’achète les pelleteries de Brimbalon, puis je cours les revendre au sieur Perrot.

— Ah ! ah ! firent les deux agents avec émerveillement.

— Vous comprenez, sourit la jeune femme avec triomphe, oui vous comprenez bien comment je vais m’y prendre pour obtenir la preuve que je cherche, et, comme moi, vous ne pouvez douter du succès de ma mission.

— Oh ! fit Polyte avec assurance, vous allez certainement réussir, madame.

— Oui, oui, je vais réussir. C’est pourquoi, je pense que vous devrez partir, et ce soir-même peut-être, pour Québec et emporter une missive pour Monsieur le Comte. Vous devrez donc vous tenir prêts.

— Nous serons prêts, madame, assura Zéphyr.

— Seulement, méfiez-vous de cet homme en justaucorps de velours noir avec qui, ce matin à l’auberge de la Coupe d’Or, j’ai fait une partie de billard. Méfiez-vous donc de cet homme comme vous vous défieriez de la plus dangereuse des bêtes sauvages, vous m’entendez ?

— Nous vous entendons très bien, madame. Mais une chose : que devrons-nous faire de Flandrin ?

— Mon Dieu ! le sais-je seulement ? Mais nous savons une chose sûre et certaine : Flandrin est dans la cave et il n’y a là aucune ouverture. Il s’y trouve enfermé comme en un tombeau de pierre. Pour le moment nous n’avons donc pas à nous préoccuper à son sujet. Nous verrons plus tard.

— Il est si bien pris, dit Polyte, que seul le diable pourrait le déprendre.

— Et croyez bien, mes amis, que le diable a d’autres choses à faire que de s’occuper de Flandrin Pinchot.

— À la rigueur, émit Zéphyr, on pourrait lui percer le ventre et les tripes et lui arracher son âme, on en aurait fini pour toujours.

— Il est bien possible, sourit durement la jeune femme, que nous en venions à cette extrémité un jour ou l’autre. Pour l’instant, il n’est pas à craindre. Tout ce que nous désirons, c’est que Flandrin ne puisse pour un temps approcher Son Excellence de Ville-Marie, car il n’en faudrait peut-être pas davantage pour ruiner tous nos projets. Nous devons d’abord arranger nos affaires, et, après, nous verrons. Ah ! à propos, avez-vous pu savoir ce qu’est devenue la femme de Flandrin ?