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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

avoir l’assurance que Pinchot viendrait se prendre dans le piège qu’elle lui avait tendu ? Elle avait cette assurance, parce qu’elle connaissait Flandrin, et elle savait que Flandrin n’avait peur de rien et ne doutait de rien. On l’a bien vu, et Lucie peut-être mieux encore, lorsque Flandrin avait pris le risque de donner la liberté à Maître Jean dans les salles basses du Château Saint-Louis, à Québec, où l’ancien boulanger avait été cadenassé sur l’ordre de M. de Frontenac. Lucie pouvait donc avoir la certitude que Flandrin accourrait droit à l’embûche. Elle ne s’était pas trompée. Voilà un peu à quoi la jeune femme pensait maintenant et elle se réjouissait en son for intérieur du succès de son entreprise hardie.

Pourtant, sa pensée n’était pas entièrement à la joie : le jeu des lumières est quelquefois dérangé, aux rayons se mêlent des ombres, et le bonheur terrestre est la plus capricieuse et la plus fragile des clartés, un rien suffit à l’estomper. La joie de la jeune femme se trouvait atténuée et obscurcie par une idée, ou plutôt par le souvenir d’un homme. Bientôt l’image de cet homme accapara la pensée entière de la jeune femme à tel point que son cerveau en fut fort tourmenté. Elle revoyait par le souvenir l’homme en justaucorps de velours noir qui avait fait une partie de billard avec elle et avait galamment perdu. Qui était cet homme ? se demandait-elle. Gentilhomme ou bourgeois ?

Là, fermant les yeux comme pour mieux pénétrer les secrets d’une énigme, la jeune femme se demanda entre haut et bas :

— Oui… qui est cet inconnu ?… Pourtant non, il ne m’est pas tout à fait inconnu, et lui me connaît certainement. J’ai donc vu cet homme quelque part… oui, je l’ai vu ! Ou ? Quand ? Mais je l’ai vu… il me semble même que je l’ai connu. Ces traits bruns et maigres… ces yeux noirs et mobiles… surtout l’accent de cette voix un peu cassante et cette mine autoritaire… Vêtu de noir… tout de noir ! Serait-il en grand deuil ? Aurait-il perdu une épouse chère ? N’importe ! Ce qui me laisse moins tranquille c’est la façon dont il s’est approché de moi. Je le vois encore me faire une très belle révérence et l’entends me demander, tout comme s’il m’eût très bien connue : « Madame, vous me paraissez fort belle joueuse… » — Oui, il a dit « Madame », par conséquent il me connaît ! — « Madame, reprend-il, voulez-vous me faire l’honneur d’être ma partenaire pour une partie ? » — Et le sourire qu’il avait à ses lèvres blêmes ?… Je l’ai pourtant connu ce sourire… un sourire un peu dédaigneux, un peu ironique, un peu contraint… Ensuite, tout d’un coup le long de la partie ne m’a-t-il pas décoché plus d’un coup d’œil étrange et, parfois, si aigu que j’avais presque peur : car chaque fois je croyais voir des feux flamber dans ses prunelles de jais ! Ah ! Dieu ! Dieu ! qui peut bien être cet homme ?…

Ici, la jeune femme penche la tête, et, sourcils contractés, lèvres crispées, front barré de plis durs, elle paraît s’abîmer en une troublante méditation.

Non… décidément elle ne saurait retracer avec exactitude l’identité de cet homme en noir. Ses tourments lui viennent de ne pas savoir qui est cet homme. Elle y pense de plus en plus, elle étudie, scrute tous les jeux de la physionomie de cet inconnu qu’un mystérieux et impénétrable voile semble envelopper. Si la jeune femme lui a trouvé des défauts dans son ensemble, elle y a aussi aperçu certaines qualités, ou plutôt elle a vu les traits de l’homme se transformer à diverses reprises. Elle a d’abord remarqué que l’inconnu savait user de la plus belle galanterie, que ses manières, en général, étaient aisées et distinguées, que son sourire avait parfois quelque charme, que sa voix cessait, des fois, d’être cassante pour se faire aussi douce que celle d’un adolescent, que dans la lumière de ses yeux elle a surpris des effluves d’admiration. Lucie sait bien que son inconnu l’a trouvée fort belle et fort aimable et charmante ; mais, d’un autre côté, elle sent que cet homme ne lui déplait point, son souvenir exerce sur elle un prestige sans nom, et elle est sur le point de croire qu’une puissance inconnue l’attire vers cet homme. Et voilà qu’elle se sent prise d’un désir fou de connaître cet homme ; sa coquetterie la pousse à exercer ses charmes sur lui, à s’en faire aimer, quitte à l’aimer elle-même. D’ailleurs, Lucie veut aimer. Elle est jeune encore et possède une âme amoureuse. Elle souhaite de trouver un époux qui lui soit bon, dévoué et fidèle. Seulement, elle redoute toujours de tomber dans les griffes d’un coquin comme celui qu’elle a épousé quinze ans passés… un coquin qu’elle a fait pendre, mais hélas ! qu’une main mystérieuse a dépendu. Elle aurait voulu… elle voudrait se voir veuve ! L’est-elle ? Qu’est devenu son mari ?…

Non sans un frisson d’horreur elle reporte, pour un instant, sa pensée à Québec où, un jour, un homme avait été pendu à la potence de la rue Saint-au-Matelot… un homme qui était son mari… un mari qu’elle haïssait et dont elle se voyait, à ce moment, débarrassée à tout jamais ! Débarrassée à tout jamais ? Elle s’en était trop tôt réjouie ! Voilà que ce mari lui apparaît sous les poutres du gibet affreux, vivant et libre… libre de la corde qui lui avait tordu le cou. Il est libre, il vient de terminer une terrible besogne : il a pendu à son tour l’homme par qui il avait été pendu quelques heures auparavant, c’est-à-dire qu’il a pendu l’exécuteur des haute œuvres royales, Mathurin le Bourreau !

Cela s’était passé au cours d’une nuit… la nuit la plus affreuse qu’eût vécue la jeune femme. Quelle mystérieuse puissance l’avait poussée vers ce gibet ? Là, ce mari qu’elle avait abandonné et fait pendre ensuite, se trouve dépendu. Il se jette sur elle, la traîne sous la poutre, lui enroule une corde au cou et tire. Elle monte dans l’espace… son cou fait mal… ses artères vont se briser… l’agonie vient déjà… elle se sent sombrer dans l’épouvante et l’horreur…

Quelques secondes encore, et tout sera fini ! Non ! C’est la nuit des énigmes et des mystères ! Les morts semblent sortir du tombeau… Voici venir un homme… un vieillard… Ce vieillard voit la scène. Il bondit sur la plateforme du gibet, saisit dans ses bras cette femme qui va trépasser au bout d’une corde ! Elle, revenant de sa première agonie, regarde ce vieillard et