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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Qu’à cela ne tienne, Monsieur Brimbalon… attendez !

Souriante et moqueuse à la fois, la jeune femme se leva pour aller à un petit secrétaire d’où elle revint l’instant d’après avec une pochette de cuir.

— Voici les dix mille livres, dit-elle en tendant la pochette.

Le mendiant saisit avidement la pochette. Mais la jeune femme, sans perdre son sourire quelque peu moqueur, ne la lâcha pas de suite. Le mendiant regarda son hôtesse, vit son sourire et l’éclat de ses yeux, comprit. Il fit entendre un petit ricanement et se courbant avec une sorte de préciosité, il baisa lentement la jolie main.

— Ah ! oui, madame, vous m’avez bien gagné ! s’écria-t-il tout ravi.

Le marché était fait, et, apparemment, à la satisfaction des deux partis.

Quelques minutes plus tard, le mendiant se dirigeait d’un pas leste vers un cabaret de la rue Notre-Dame et se disait :

— Décidément, il vaut mieux trafiquer des pelleteries que de mendier, ça paye mieux, et, double avantage, il nous est donné de baiser les plus jolies mains du monde. Mais marché conclu n’est pas toujours fini… Il va s’agir de tirer mon profit de ce marché. Voyons, comment m’y prendrai-je avec mon ami trappeur ? Là, l’affaire est plus difficile, sinon plus délicate. Avec une femme, et une femme jeune et belle surtout, toute roublarde qu’elle peut être, on finit, en sachant s’y prendre, par gagner son point. Avec un mâle, c’est autre chose. Si le mâle manque de roublardise, il ne manque pas de méfiance, et souvent il est plus bête qu’un porc. Mon ami trappeur n’est pas plus malin, c’est vrai, qu’un lièvre, et il est aussi bête que le mouton… que dis-je ? que tous les moutons de Panurge. Donc, s’il n’est pas malin et s’il est si bête, mon ami trappeur, c’est à moi de l’attraper. Car qui n’attrape pas se fait tôt ou tard attraper. Tiens ! c’est simple, je dirai à mon ami trappeur que la terrible sirène n’a pas voulu me donner de mes pelleteries plus de deux mille, c’est-à-dire mille livres pour lui qui a trappé ces magnifiques bêtes, et mille pour moi qui les ai écoulées… Voyons ! est-ce que je ne réalise pas du coup neuf mille livres ? Bonté divine ! au diable la besace ! Je me fais définitivement commerçant en pelleteries. Il ne me faudra qu’un an ou deux de ce commerce pour devenir fortuné. Et autre chose, je change mon maudit nom de Brimbalon en celui de Richard ! Voilà ! Donc, tout va de mieux en mieux. Au fond, la vie se résume à deux points essentiels : vivre d’abord et bien vivre… puis mourir et mourir comme on peut ! Oui, mais l’histoire n’est pas encore finie : il ne fera pas trop bon pour moi de demeurer plus longtemps en ce Ville-Marie. Il faudra que je décampe dès demain matin au plus tard avec mon batelier. Au reste, j’en sais assez long sur le compte de Son Excellence de Ville-Marie et je ne doute point que Son Excellence de Québec ne me donne dix mille pour les renseignements précieux que je lui verserai dans les ouïes. Allons ! allons !…

Tout guilleret et sautillant, à demi chaviré par la joie qui l’étouffait, appesanti peut-être aussi par le gain qu’il venait de faire, notre mendiant Brimbalon pénétra en titubant dans un cabaret.

X

LA MARCHANDE DE PELLETERIES


Après le départ de Brimbalon qui, comme on s’en doute, n’avait pas manqué de salutations obséquieuses, Lucie refit rapidement le ballot de pelleteries, laissant de côté le beau renard blanc. Elle venait de penser que cette pelleterie pourrait la faire gagner au marché qu’elle méditait d’entreprendre auprès du gouverneur de la ville. C’est pourquoi elle décida de l’emballer séparément dans une pièce de toile blanche.

— Je perds gros, se disait-elle, au marché que j’ai conclu avec Brimbalon, mais je m’arrangerai pour faire payer Monsieur de Frontenac. Je suis certaine que le sieur Perrot ne me donnera jamais dix mille livres de ces peaux. Je serai bien contente s’il consent au marché pour deux mille, car lui, naturellement, voudra réaliser un profit net de pas moins de deux mille livres. Bien entendu, le renard blanc est hors de ce marché. J’essayerai de me refaire avec ce renard blanc. Et si, finalement, je perds encore, au bout du compte ce sera Monsieur de Frontenac qui perdra. Et lui, Monsieur le Comte, s’il perd des écus, il pourra se rattraper par ailleurs, par exemple en dénonçant le sieur Perrot comme un enragé trafiquant de pelleteries et d’eau-de-vie avec les Sauvages. S’il est vrai que Monsieur de Frontenac pratique le même négoce, il faut bien reconnaître qu’il se garde de blâmer les autres qui s’y adonnent et encore moins de les dénoncer au roi. Je serai bien curieuse de voir comment va tourner toute cette comédie. En attendant, la comédie me rapporte pas mal, et il arrivera qu’avant longtemps j’aurai de quoi vivre le reste de mes jours.

Lucie achevait d’emballer ses pelleteries. Le roulement d’une voiture retentit sur le chemin rocailleux qui venait aboutir à la maison.

— Bon ! murmura la jeune femme, voici mes gens qui reviennent. Ils ont trouvé une voiture.

Le roulement venait de s’éteindre devant la maison. La minute d’après le marteau de la porte se faisait entendre.

Lucie courut ouvrir.

— Ah ! ah ! s’écria-t-elle avec satisfaction en apercevant devant le perron une fort belle berline et un splendide attelage que Zéphyr retenait. Je suis bien contente, mes amis, car vous m’amenez une belle voiture.

— Madame, dit Polyte, nous avons choisi ce qu’il y avait de mieux.

— C’est bon, je suis prête. Tiens, Polyte, mets ce ballot dans la voiture, tandis que je vais m’apprêter.

Elle courut à sa chambre pour en revenir quelques instants après avec une ombrelle de soie rose. Elle mit sous son bras le petit colis que formait le renard blanc et gagna la voiture.

Celle-ci gagna la rue Saint-Jacques, traversa la rue Notre-Dame et s’engagea dans la rue