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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

l’encontre de ses propres ordonnances, faisait traite d’eau-de-vie avec les Sauvages, et usait à l’extrême de ce moyen pour acquérir à bon compte leurs pelleteries ». C’était, pour Lucie, vraiment drôle. En son tréfonds elle riait. Et elle riait mieux, lorsque, à une extrémité de la salle, en un angle où il faisait plus sombre, elle découvrit soudain — ses yeux étaient si clairs et pénétrants — quatre bons Sauvages étendus, ivres-morts, sur les dalles. Elle pouvait voir deux de ces « fils naturels du Nouveau-Monde » tenir encore en leurs mains fortement serrées un carafon vide chacun. Il n’en fallait pas davantage pour la fixer. Et c’est pourquoi elle décocha à Polyte un coup d’œil significatif.

Cependant, elle ne cessait pas d’exprimer le sourire le plus charmeur qui fut.

Naturellement, Perrot, souriait aussi. Devant une aussi jeune et belle femme, il perdait, sans le savoir, ses grands airs si affectés de dédain. Au reste, il avait pu suivre le regard inquisiteur de sa visiteuse. Il en saisit bien le sens, puisqu’il dit aussitôt :

— Vous comprenez, madame, que c’est le métier… Je ne doute pas que vous le connaissiez.

— Oh ! Excellence, je conviens sans fausse honte que je suis moi-même tout à fait dans le métier ; cela est si vrai que j’apporte à Votre Excellence des pelleteries que j’ai acquises personnellement des Sauvages.

— Je m’en doutais, se mit à rire bonnement Perrot. Mon valet m’a rapporté vos paroles. Nous nous trouvons donc entre gens d’affaires. Tout va bien. Si vous daignez, madame, me suivre à cette table…

Il précéda la jeune femme en se dandinant sur ses hauts talons jusqu’à la table où un secrétaire et un marchand-fourreur examinaient scrupuleusement toutes espèces de pelleteries. De temps à autre on pouvait voir le marchand-fourreur jeter négligemment sur les dalles telle ou telle pelleterie. Il faut dire que ces pelleteries, ainsi rejetées, avaient été prises hors de saison : les unes, pour un connaisseur, portaient la marque de l’automne d’avant, le petit automne ; d’autres avaient été tirées des terriers ou des eaux sur les derniers jours de ce printemps-là. Certaines peaux étaient encore toutes vertes, de sorte qu’il n’y avait pas à s’y méprendre.

Lucie ne devait pas craindre de voir ainsi rejeter ses pelleteries, car toutes avaient la bonne marque.

Perrot, une fois arrivé à la table, s’inclina devant la jeune femme qui l’avait suivi de près et demanda :

— Est-ce votre serviteur, Madame, qui porte ces pelleteries dont vous désirez m’entretenir ?

— Oui, Excellence, c’est mon serviteur.

— En ce cas, mon ami, reprit le gouverneur en s’adressant à Polyte, veuillez déballer là sur ce coin de la table, nous allons examiner de suite de la marchandise.

Tandis que Polyte s’exécutait, le gouverneur avec la plus belle amabilité demandait à Lucie :

— Habitez-vous Ville-Marie, Madame ?

Disons ici que, fort bien renseigné par son lieutenant de police, Perrot reconnaissait de suite sa visiteuse pour une étrangère à la ville.

— Non, Excellence, répondit la jeune femme, je n’habite pas votre belle cité. Car c’est une cité, n’est-ce pas, que votre Ville-Marie que j’aime déjà ?

— Oui, madame, répondit Perrot qui, malgré ses nombreuses prétentions, ne songeait pas le moins du monde à se faire prophète… Oui bien, madame, c’est une petite cité qui deviendra, un jour, une grande cité… une grande et belle cité française.

— Je me l’imagine fort bien, Excellence, car j’ai pu examiner son site dont la topographie est admirable et prometteuse. Oh ! oui, j’aime votre ville, Excellence, et il me plairait beaucoup de m’y fixer. Mais, je vous l’avouerai sans retard, je n’habite aucune ville… aucun coin du pays en particulier. D’un bout à l’autre de l’année je voyage par toute la Nouvelle-France, et des plus fins fonds de la Louisiane aux plus fins bouts de l’Acadie, c’est-à-dire du Golfe du Mexique au Golfe Saint-Laurent. Dois-je ajouter que je vais jusqu’à Port-Royal sur la mer ? Oui bien, Excellence, et j’aime à dire qu’à Port-Royal je transige de fort bonnes affaires.

— C’est admirable, madame. Puis-je me permettre de vous demander votre nom ?

Je suis Mademoiselle de la Pécherolle.

— Admirable… admirable, mademoiselle ! s’écria Perrot dans une savante courbette.

— Ce que vous trouvez admirable, Excellence, reprit la jeune femme avec une parfaite assurance, est bien simple, et bien ordinaire. Et si vous vous étonnez de me voir lancée dans ce commerce, laissez-moi vous dire que je veux aider à mon pauvre père qui s’est ruiné en France par de trop hasardeuses spéculations. La ruine financière a brisé sa santé, laquelle chancelait déjà depuis quelques années. Vous devez me comprendre clairement : je suis venue en Nouvelle-France pour essayer de refaire au moins en partie notre fortune perdue.

— Et vous avez choisi ce commerce ? Oui, oui, je vous comprends, mademoiselle. C’est magnifique. Je ne doute nullement que vous fassiez vite fortune, surtout avec les précieux appoints que vous apportez, dans votre commerce, je veux dire votre jeunesse, votre grâce et cette beauté qui charme et captive.

— Merci encore, Excellence. On ne m’a pas trompée en me disant que Son Excellence de Ville-Marie est le plus galant homme du pays.

— Mademoiselle, il n’est pas de belles choses que je ne sache apprécier et admirer. Je suis un fervent du beau, je l’aime, et si aimer le beau est galanterie, je dois avouer, mademoiselle, qu’on vous a dit la vérité… Ah ! pardon ! voilà vos pelleteries déballées… Ho ! Ho !… superbes !… Splendides !…

Durant quelques minutes le gouverneur tripota les pelleteries une à une, il les soupesa, les tourna et retourna. Puis, se reculant de quelques pas et mettant ses mains au dos, il demanda à la jeune femme :

— Combien désirez-vous pour le lot, mademoiselle ?

— Deux mille livres, Excellence.

— Deux mille livres, dites-vous ? — fit Perrot avec un accent de surprise fort marqué. Ho ! Ho ! n’est-ce pas un peu cher ?