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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Lucie n’y était plus, et là aussi, il aurait vu la fille de Maître Jean et Mélie entrer et s’installer comme tout à fait chez elles.

Si Flandrin n’avait pas eu le désir de pénétrer dans la maison à cet instant, nous avons, nous, ce désir, et nous entrerons à la suite de ces dames.

Dès que les deux femmes furent dans l’intérieur de la maison, celle que Flandrin appelait la fille de Maître Jean dit à Mélie :

— Je suis bien fatiguée, bonne Mélie. C’est pourquoi tu vas me préparer de suite un frugal repas, et je pourrai me coucher de bonne heure.

Mélie, sans mot dire, se rendit aux désirs de sa jeune et belle maîtresse, car Mélie, d’ordinaire, était peu communicative et parlante. Et pendant que sa servante apprêtait dans la cuisine le repas commandé, la jeune femme se retirait dans une chambre à coucher contiguë à la grande salle. Cette chambre était grande, bien éclairée, meublée et décorée avec goût. Une belle femme s’y trouvait tout à fait dans son cadre.

Quant à la femme qui nous intéresse maintenant, la fille de Maître Jean, nous pouvons dire qu’elle était bien la plus belle décoration du lieu. Grande, élancée, très élégante dans sa robe de velours noir largement ouverte sur la gorge — la plus belle des gorges — cette jeune femme possédait toutes les séductions de son sexe. Son visage ovale et aux lignes parfaites avait à ce moment précis, une expression de douce et exquise mélancolie. On voyait l’ombre d’un sourire estomper sa bouche rouge. Ses yeux noirs brillaient d’un éclat saisissant et paraissaient éclairer la matité de son teint. Et à elle seule son admirable chevelure noire valait un joyau… il ne pouvait être sur une tête de femme de plus beaux et plus soyeux cheveux !

Mais quel âge avait donc cette femme ? Il est certain que nul homme n’eût voulu lui donner plus de vingt-cinq ans. Avait-elle trente ans, ou même davantage ? Qui jamais pourra mettre sur un visage de femme le nombre exact de ses années vécues ? Chose certaine, le visage de cette femme conservait la fraîcheur de la jeunesse, et s’il était ou paraissait quelque peu vieilli, cela pouvait être dû à cette expression de mélancolie et de gravité qui ne semblait pas se modifier. Il est vrai que sa taille et ses contours lui donnaient l’apparence d’une jeune femme plutôt que celle d’une jeune fille. Autre chose non moins certaine : tout homme se fût déclaré le plus heureux des êtres vivants d’avoir pour épouse une aussi gracieuse créature.

La jeune femme s’approcha du miroir, s’y regarda longuement et sérieusement. Elle arrangea sa coiffure… quelques jeunes boucles rebelles lui paraissaient en déranger ou troubler l’harmonie. Puis elle la parfuma un petit peu. Elle parfuma aussi sa gorge plus blanche que du lait. Sur ses mains soignées et très belles elle promena un petit feutre rouge préalablement enduit d’une poudre parfumée, de sorte que les mains prirent le plus beau ton rosée. Oh ! comme le mendiant Brimbalon eût encore plus savoureusement baisé ces jolies petites mains !… Puis de son index elle parut assujettir une jolie petite mouche noire, toute petite — un vrai bijou — posée habilement à la commissure droite de ses belles lèvres. Voilà… tout était parfait !

La jeune femme se regarda encore avec attention. Elle s’éloigna de deux pas, tourna et retourna son admirable personne devant la glace qui, assurément, ne mentait pas, puis, enfin, elle se sourit…

Elle revint au miroir sans cesser de se sourire… et d’un sourire candide qui rappelait le sourire candide de feu Maître Jean. Elle murmura tout en se considérant encore non sans une certaine vanité :

— Qui donc pourrait me reconnaître…

Voyons ! était-elle donc déguisée, cette jeune femme ? Possédait-elle, comme le lieutenant de police, l’art de la transformation ?

Quoi qu’il en soit, à ce moment il y avait dans son sourire une expression de défi intraduisible. Ses yeux noirs éclataient de flammes nouvelles, lesquelles traduisaient des sentiments tout à fait différents de ceux que nous aurions pu découvrir l’instant d’avant. Oui, cette femme pouvait transformer sa physionomie à volonté. Mais tout ce manège des yeux, des traits et des lèvres ne dura qu’un moment. Retrouvant son masque placide, son regard tendre et caressant, elle se mit à rire doucement, et ce fut un rire qui vibra comme une musique.

Mélie, de la cuisine, annonça que le repas était servi. La jeune femme prit sur une table un éventail en tapisserie, et, tout en s’éventant, nonchalamment — sorte de contenance probablement qu’elle aimait à se donner — elle gagna une petite salle à manger attenante à la cuisine.

Le repas était frugal : pain, beurre, fromage, volaille froide, petit vin.

Le souper fut silencieux, d’autant plus que la jeune femme mangeait seule ; Mélie, par respect, sinon pour obéir aux ordres de la jeune femme, mangeait dans sa cuisine, sans négliger toutefois de voir à ce que sa maîtresse ne manquât de rien. Souvent, elle entrait dans le petit réfectoire sur la pointe des pieds, comme si elle eût eu peur de troubler le silence qui régnait, et demandait comme craintivement :

— Mademoiselle, désire-t-elle quelque chose ?

— Non, ma bonne Mélie. Si je manque de quelque chose, je t’appellerai.

La jeune femme demeura une demi-heure à table, et lorsque son repas eut pris fin, l’ombre du soir obscurcissait l’intérieur de la maison.

— Mélie, il faudra fermer les volets, tirer les rideaux et allumer les lustres et candélabres.

La servante s’empressa d’obéir en commençant par fermer soigneusement tous les volets de la maison.

Il était déjà plus de sept heures.

La jeune femme était revenue dans sa chambre où elle ferma ses propres volets. Elle tira ensuite de longs et d’épais rideaux de velours bleu et alluma un candélabre. Sur un guéridon se trouvaient quelques livres bien reliés et savamment enluminés. Elle prit l’un de ces livres et gagna la salle. Mélie achevait d’y allumer lustres et candélabres. Tout éclatait de lumière, et dans cette lumière artificielle la beauté de la jeune femme parut s’amplifier. Dans sa robe noire