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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

À la vue de ce personnage en si beaux habits et qui avait si grande mine Mélie s’inclina malgré elle.

Broussol lui demanda :

— Est-ce vous, madame, qui êtes venue pour voir le capitaine Flandrin ?

— Oui, monsieur. Le capitaine m’a fait demander parce qu’il est blessé.

— Je sais. Vous le verrez tout à l’heure. Ne vous impatientez pas.

Broussol commanda à deux gardes de le suivre et sortit. L’un des gardes avait la lanterne du secrétaire, de sorte que les trois hommes purent facilement éclairer leur chemin. Il passait huit heures et la nuit était venue. Le lieutenant de police se dirigea vers la maison de Bizard.

XV

LA FILLE DE MAÎTRE JEAN


Après le départ de Mélie, la jeune femme était demeurée très méditative, au point qu’elle oublia de suivre la recommandation de sa servante, c’est-à-dire de tirer les verrous de la porte. La missive de Flandrin à Mélie lui causait manifestement une grande inquiétude. Elle relisait ce billet, comme si elle eût pensé y découvrir un autre sens que les mots écrits sur ce papier pouvaient rendre.

Un quart d’heure se passa.

Le grand silence qui régnait de toutes parts fut brusquement et fortement ébranlé par le marteau de la porte. La jeune femme fit un sursaut, elle faillit même bondir hors de son fauteuil. Dans la distraction où se trouvait plongé tout son esprit, le heurt du marteau avait ressemblé, à l’ouïe de la jeune femme, à un coup de tonnerre.

Elle regarda la porte sans oser parler, et là seulement, elle pensa aux verrous qu’elle n’avait pas tirés après le départ de Mélie. Mais n’était-ce pas Mélie qui heurtait ainsi le marteau ? Mais oui, assurément, c’était Mélie puisqu’elle ne devait être absente que dix minutes ou un quart d’heure.

Subitement rassurée, la jeune femme cria :

— Entre, Mélie, entre… les verrous ne sont pas tirés.

Elle vit la porte s’ouvrir aussitôt, mais ce ne fut pas Mélie qu’elle vit entrer… c’était un personnage richement vêtu et qu’elle ne connaissait pas. Un personnage qui repoussait la porte discrètement, retirait un feutre bleu à plume noire et s’inclinait très profondément.

La jeune femme était si saisie qu’elle demeurait figée dans son fauteuil. Elle voulut parler… impossible. Elle regardait cet homme d’yeux hébétés. Et lui, l’homme inconnu, disait en souriant :

— Madame, je compte bien que ma visite ne vous importune pas trop…

— C’est une singulière visite, monsieur… put difficilement dire la jeune femme.

— Je le sais. C’est pourquoi je vous demande pardon de suite. Je vous prie de m’excuser, madame d’être venu sans me faire annoncer. Mais l’urgence de l’entretien que j’ai désiré avoir avec vous ne m’a pas permis de vous faire prévenir de ma visite.

— Vous parlez d’entretien, monsieur… Mais je ne vous connais pas.

— Oh ! madame, cela a peu d’importance. Qu’il vous suffise de savoir que, moi, je vous connais.

— Vous me connaissez !…

La jeune femme sentait sa surprise prendre des proportions extravagantes. Mais elle pouvait de suite remarquer une chose dans son étonnement : elle découvrait sur les lèvres de l’étrange visiteur un sourire qui lui paraissait moqueur. Les yeux de cet homme qui se rivaient sur elle semblaient ne pas manquer d’impertinence. Malgré la politesse qu’y mettait le personnage dans le geste et la parole, on sentait que derrière cette politesse affectée il y avait une forte dose d’ironie. Du moins la jeune femme parut le penser. Mais elle pouvait bien se tromper sur les sentiments comme sur les intentions qui pouvaient animer cet homme. Tandis qu’elle s’efforçait de déchiffrer avec exactitude la physionomie de son visiteur, lui disait ou plutôt il demandait :

— N’êtes-vous pas Mademoiselle de la Pécherolle, commerçante en pelleteries ?

Cette fois la jeune femme ouvrit des yeux démesurés et ne put trouver une syllabe de réponse.

— Vous voyez bien que je vous connais, madame, reprit le visiteur en accentuant son sourire.

— Mais… qui vous a dit ce nom ?

— Le lieutenant de police, madame.

— Le lieutenant de police !… Il me connaît donc ?

— Sans doute, madame, puisque c’est lui-même qui présentement vous demande l’honneur d’un entretien.

— Ah ! vous êtes le lieutenant de police ?

— Oui, madame, de Son Excellence de Ville-Marie.

Quoique cette déclaration l’eût surprise et même fort inquiétée, la jeune femme, faisant effort sur elle-même, ne laissa rien voir de son trouble,

— En ce cas, monsieur, reprit-elle d’une voix assurée, que me veut le lieutenant de police ?

— Je vous l’ai dit : un entretien tout simplement.

— Je vous l’accorde, monsieur ; bien que, à la vérité, je ne sache quel motif ou quelle affaire vous ait conduit ici.

— Je vous le dirai bientôt.

— En ce cas, je vous invite à vous asseoir.

— Si vous permettez, madame, je demeurerai debout, et je pense que ce sera la meilleure manière de manifester mon respect à votre égard.

La jeune femme avait fini par recouvrer son sang-froid, et maintenant elle scrutait attentivement les traits du visiteur. Celui-ci, pensait-elle, ne lui était pas tout à fait inconnu ; elle avait dû se trouver en sa compagnie quelque part et à une date rapprochée qu’elle ne pouvait pas, naturellement, déterminer. Cette pensée lui venait du fait qu’elle croyait reconnaître, quoique vaguement, le son de cette voix et l’éclat de ces yeux ; et en y réfléchissant encore elle en arrivait à la quasi certitude que, en effet, cette voix et ces yeux ne lui étaient pas étrangers. Elle avait pu se trouver, en des circonstances