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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

ra chèrement ses perfidies. Oh ! coquine de coquine !…

Dans la turbulence de ses pensées, Flandrin Pinchot s’est levé en redressant tout haut sa taille. Il se met à arpenter à grands pas saccadés et furieux l’unique pièce de son logis. Sans le savoir, incapable de s’entendre qu’il est dans la furie cahoteuse et bruyante de ses idées, dans les chocs et contre-chocs qui assomment son cerveau, Flandrin parle tout haut… il parle et gesticule… il crie presque :

— Oui, sang-de-bœuf ! Je le jure par le Dieu qui m’entend, je me vengerai… je me vengerai terriblement ! Oh !… ma vengeance sera l’une de ces vengeances…

Il a levé un poing menaçant vers le plafond, et ses yeux étincellent, et sa voix grince, rugit…

Quel serment va-t-il faire encore ?… Non… une main frappe rudement dans sa porte à cette minute même.

Flandrin se tait et frémit. Il regarde autour de lui d’yeux égarés et fous. Il lui semble qu’il a fait quelque rêve extravagant. Pourtant, cette main qui frappe encore… Pinchot tressaille et, machinalement, va à la porte qu’il ouvre comme craintivement.

Un homme inconnu, entre brusquement, sans mot dire, et un homme qui semble prendre chez Flandrin des allures de maître…

II

L’INCONNU


Flandrin regarde cet homme avec une surprise qui grandit de moment en moment.

L’inconnu a promené autour de lui un regard froid, aigu et scrutateur, puis il s’est dirigé vers un siège sur lequel il s’est assis. Il fait signe à Flandrin de venir s’asseoir sur le siège qui lui fait vis-à-vis, et Flandrin obéit. Car, en même temps, l’homme a parlé sur un ton autoritaire :

— Venez prendre ce siège, Flandrin Pinchot, et nous allons parler d’affaires.

Oui, Flandrin a obéi, parce que le ton et l’accent de l’homme l’ont dominé. Ensuite, il lui semble que cet étranger possède quelque chose de magnétique et de fatal à la fois. Que peut bien lui vouloir cet homme ? D’où vient-il ? Qui est-il ? Comment connaît-il Flandrin, lui qui ne le connaît pas ? Ce sont toutes autant de questions qui, momentanément, l’arrachent à ses fureurs, à ses désespoirs, à ses amertumes. Voici au moins un dérivatif énergique…

Et, sorti de ses malheurs, Flandrin examine cet homme. Il est de taille moyenne et tout de noir vêtu : large feutre noir orné d’une plume noire, justaucorps de velours noir, veste de satin noir, culotte de velours noir, bas noirs et souliers noirs. À son côté gauche est passée une courte épée. L’homme paraît avoir trente-cinq à quarante ans. Son visage est maigre et quelque peu angulaire. Nez busqué, yeux acérés, bouche dédaigneuse. Oui, quel est cet homme ? Par la physionomie, le vêtement et les manières, Flandrin le met dans la classe des gentilshommes du pays.

L’inconnu avait retiré ses gants de fine peau, daim ou chevreau. Il avait croisé une jambe sur l’autre et paru demeurer pensif. Durant plusieurs minutes il ne regarda pas Flandrin. Puis il leva les yeux et parla ainsi d’une voix basse et lente :

— Ainsi donc, vous avez perdu votre femme et votre enfant… vous avez été frappé de trois coups de poignard par une maîtresse qui s’est moquée de vous et vous a fait servir à ses intérêts…

À ce souvenir évoqué par l’autre, Flandrin grimaça de fureur et gronda quelque chose d’indistinct.

— Ne m’interrompez pas, Flandrin Pinchot, reprit l’autre durement, laissez-moi parler d’abord. Je continue… Monsieur de Frontenac, aux instigations de son lieutenant des gardes, vous a fait tenir aux arrêts durant trente jours, après quoi vous avez été privé de votre poste au Château. Vous avez donc perdu à peu près tout ce que vous aviez. Maintenant, et je vous comprends et vous approuve, vous voulez vous venger… vous venger de tous ceux-là qui ont été cause de vos infortunes. Oui, vous voulez vous venger et vous l’avez juré ; mais vous oubliez que vous ne pouvez pas vous venger par vous-même ou de vos seules ressources et forces, car ce serait vous attaquer à trop puissants. Non, que pourrez-vous faire contre ces gens ? Rien… vous vous perdrez irrémédiablement. Il ne vous reste plus que la vie, et vous perdrez cette vie. Vous voilà donc en belle posture. Eh bien ! rassurez-vous, Flandrin Pinchot, je vous apporte, moi, le moyen de vous venger…

— Vous !… s’écria Flandrin avec la plus grande stupéfaction.

— Je vous l’ai dit.

— Mais dites-moi qui vous êtes d’abord ?

— Pour le moment, sourit l’inconnu avec ironie, je suis, comme vous le voyez, un homme qui désire vous aider dans l’accomplissement de votre vengeance. Quant à mon nom, ce serait inutile de vous le dire, il ne vous apprendrait rien. Êtes-vous satisfait ? Au surplus, croyez-le bien, vous ne travaillerez pas pour rien…

— Si je comprends bien, vous voulez me prendre à votre service ?

— Pas au mien uniquement… Qu’importe ! Je vous demande si vous acceptez l’offre que je vous fais.

— Mais en quoi consisteront les services que j’aurai à vous rendre ?

— Je vous le dirai plus tard, dans quelques jours, non ici à Québec, mais à Ville-Marie où vous devrez vous rendre dès demain.

— Ah ! ah ! vous voulez que je me rende à Ville-Marie ?

— Oui. Acceptez-vous ?

— C’est bon. Mais de quelle manière vais-je voyager ?

— Il importe que personne ne soit informé de votre absence, ou du moins de ce voyage à Ville-Marie, ce qui veut dire que vous devrez voyager seul. Avez-vous un cheval ?

— Non.

— Vous en achèterez un… le meilleur que vous pourrez trouver. Voici une première somme de deux cents livres. Lorsque cet argent sera épuisé, vous m’en préviendrez.

L’inconnu tendit une bourse que Flandrin accepta non sans que sa surprise prît des proportions formidables.