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la belle de carillon

moment, je pouvais voir la lueur de votre feu de bivouac. Pour vous rejoindre plus tôt je me mis à courir, sur le lac dont la glace était recouverte par une mince couche de neige. Tout à coup, je sentis que tout manquait sous mes pieds, et j’enfonçai dans une eau glacée. Je jetai un cri déchirant. Mais sachant nager j’avais chance de me tirer de là pourvu que la nappe d’eau ne fût pas trop étendue. Mais l’eau était si froide et j’avais eu tellement chaud à marcher, que je fus saisi de crampes… Je compris que j’étais fini. J’eus encore la force de pousser un cri… Puis, ce fut en moi et hors de moi le néant. Valmont, tu sais le reste mieux que moi, puisque c’est toi-même qui, à mon appel, étais accouru, puisque c’est toi-même, au risque de ta propre vie, qui se jetas à l’eau et réussis à m’arracher de l’abîme. Tu te souviens comme moi, n’est-ce pas, Valmont ?

— Tu me rappelles une vieille histoire que j’avais oubliée, d’Altarez. Voyons, ne parlons plus de cela !

— Je veux te dire, Valmont, que je me souviens, et je veux que tu comptes sur ma gratitude… Valmont, conclut d’Altarez en se levant, ce soir, je te servirai de témoin !

— Non ! Non ! d’Altarez, je ne veux pas t’imposer…

— Valmont, répéta, le jeune grenadier sur un ton résolu, je serai là avec Bertachou, à huit heures… j’y serai !

Et pour ne pas entendre les protestations de son ami, il se jeta brusquement dans la futaie voisine et disparut.

— Brave cœur !… murmura Valmont après quelques minutes de méditation.

Et pensif encore, l’esprit tout plein d’Altarez et d’Isabelle, mais d’Isabelle surtout dont l’image douce et charmante s’attachait à lui malgré tous ses efforts pour la chasser, le capitaine Valmont regagna son bataillon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil inclinait rapidement vers l’horizon et bientôt il disparaîtrait derrière la crête des montagnes. Une fraîcheur apaisante commençait à se répandre, les oiseaux qui, tout le jour, avaient somnolé sous l’ombrage, faisaient entendre leur chants joyeux et les douceurs du soir faisaient oublier les misères du jour. Les clairons avaient sonné le rappel des hommes, les feux des cuisines crépitaient joyeusement et aux odeurs de sapin se mêlaient les parfums appétissants des potages et les arômes de gibier rôti et de soupe. Les haches avaient cessé leur rude besogne, et les bras qui les avaient tenues tout ce jour se reposaient un peu en attendant que fût prêt le repas du soir. Un silence relatif régnait sur tout le camp dont les ouvrages étaient loin d’être terminés. Il faudrait pas moins de deux jours encore pour terminer les défenses. Mais les bras étaient encore solides et les cœurs dispos, et demain on se remettrait à la tâche avec le même entrain.

Comme partout ailleurs, le bataillon de Léandre Valmont était au repos dans ses retranchements. Le Capitaine était parti avec Bertachou pour se rendre au Fort et de là au rendez-vous assigné par le commandant Desprès. Les miliciens parlaient de la rencontre qui allait avoir lieu, tous, naturellement, faisant des vœux pour le succès de leur Capitaine. Mais là seulement on parlait de cette affaire, car le bruit ne s’en était pas encore répandu dans l’armée. Dans le bataillon de Valmont on gardait la chose secrète, parce qu’ainsi l’avait voulu le capitaine ; et quant à d’Altarez, il s’était bien gardé d’en souffler mot à quiconque.

Valmont et Bertachou étaient donc partis pour le Fort. À sept heures le Capitaine et son lieutenant se trouvaient près de la porte attendant un message d’Isabelle. Mais la jeune fille ne vint pas, comme l’avait espéré le capitaine, et nul n’apporta de sa part un message. Après un quart d’heure d’attente, le capitaine dit à son compagnon :

— Il faut penser, mon ami, qu’Isabelle n’a pas réussi dans sa démarche près de son père.

— Tant mieux, sacrediable ! jura le lieutenant. Il me fera plaisir de voir aller ce Desprès en enfer ! Ah ! surtout, n’oubliez pas, capitaine, de lui porter ce coup que je vous ai montré, je jure que l’animal s’enferrera de lui-même.

— Sois tranquille, Bertachou, je n’oublie rien, sourit le capitaine. Ah ! dis donc, Bertachou, si on allait manger un brin à la cantine pour attendre l’heure ?

— C’est bien une bonne idée, et même une