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la belle de carillon

en tout temps et en tous lieux, chaque fois que l’occasion se présentait… on était galant jusque dans l’église. Et plus la galanterie se montrait audacieuse, plus on l’appréciait, et le monde n’était pas plus méchant que de nos jours. Aujourd’hui, un d’Altarez s’exprimant ainsi dans un salon moderne aurait eu « des gros yeux » de la dame de céans et peut-être aussi de la « dulcinée » à l’étalage… Mais Mme Desprès, elle, voulut sourire largement au jeune audacieux, elle sourit d’un sourire approbateur, et d’un sourire qui sécha, momentanément du moins, les larmes de la veuve. Et cette même audace de d’Altarez fit également sourire Isabelle qui rougit de plaisir et qui, comme toute jeune fille bien élevée de ce temps-là, répondit :

— Merci, Capitaine…

Ah ! oui, c’était le beau temps où l’on pouvait parler à une femme, à une jeune fille sans se voir exposé à chaque instant à la « fameuse gaffe » qui fait gloser tant de fats esprits et de maniaques puritains.

Donc, à sa plus grande joie, d’Altarez voyait à l’improviste son chemin tout fait. En lui-même il exulta. Mme Desprès aussi exultait. Quant à Isabelle, il serait difficile de dire exactement ce qui se passait dans son cœur ; mais chose certaine, le jeune et beau capitaine des Grenadiers lui plaisait.

Tout de même, la scène était devenue un peu embarrassante : ou il fallait changer le sujet de conversation, ce qui aurait paru déserter un terrain sur lequel on se plaisait de part et d’autre, ou s’engager plus avant dans la même voie. Mais là, il devait y avoir certaines convenances qu’il ne fallait pas oublier, ou, mieux peut-être, les circonstances tragiques qui enveloppaient nos personnages ne pouvaient permettre qu’on s’étendît sur un sujet plein de gaies promesses et d’avenir riant ; c’est pourquoi Mme Desprès trouva le biais utile. Elle se leva et dit en reprenant son masque douloureux :

— Je pense, mes amis, qu’il est bienséant d’aller maintenant prier près du corps qui nous est cher.

Isabelle y consentit de suite en se levant avec promptitude.

D’Altarez courut prendre un candélabre à trois branches posé sur une table et dit en s’inclinant :

— Mesdames, permettez que je me fasse votre serviteur !…

Et, le candélabre à la main droite, la main gauche au pommeau de son épée, le jeune capitaine précéda les deux femmes vers la salle d’armes.

IV

L’ACCUSÉ


Lorsque d’Altarez et ses deux compagnes pénétrèrent dans la salle funéraire, le général Montcalm conférait à voix basse avec ses officiers dans un angle de la pièce. À genoux au pied de la couche funèbre, l’aumônier continuait de prier. Un linceul recouvrait le cadavre des pieds à la tête, de sorte qu’on ne le pouvait voir, et, cependant, la veuve et sa fille posèrent leur mouchoir sur leurs yeux dans la crainte d’apercevoir ce corps inanimé. Mais à l’instant même, une porte s’ouvrait brusquement et un officier paraissait.

Une exclamation de surprise s’échappa de plusieurs bouches parmi le groupe des officiers. Mme Desprès et Isabelle levèrent les yeux, et celui qui venait d’entrer les troubla bien différemment : la première sentit une haine violente lui mordre le cœur ; la seconde rougit et dans son cœur sombre parut rayonner une lumière joyeuse.

D’Altarez courut à l’arrivant et serra ses deux mains avec effusion.

Celui qui venait d’entrer, c’était le Capitaine Valmont.

Après avoir serré les mains de son ami, Valmont s’inclina gravement devant les deux femmes, puis devant la couche funèbre où reposait les restes de celui qui avait été son adversaire, et il s’avança ensuite vers le général et ses officiers.

— Général, prononça-t-il sur un ton fier et digne, j’ai appris l’accusation qui pèse sur moi et l’ordre qui a été donné que je fusse mis aux arrêts : me voici !

— C’est bien, Capitaine.

Et le général ajouta en se tournant vers un aide-de-camp :

— Veuillez prendre l’épée du capitaine !

Valmont pâlit légèrement, mais ne protesta point. Il tira son épée et la tendit à l’aide-de-camp.

Mais à l’instant même, Isabelle, incapable de contenir la générosité de son cœur