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la belle de carillon

reverrons… Oui, oui, nous nous reverrons, car Dieu ne voudra point que nous soyons séparés à tout jamais !

Et, cette fois, elle quitta Valmont qui demeura tout abasourdi par ces paroles de la jeune fille, paroles qui résonnèrent à son ouïe avec un accent prophétique bien singulier. Et ce fut à son tour de suivre, le dernier, le cortège qui reprenait le chemin du fort. Quant à Isabelle, elle était allée à d’Altarez, disant :

— Monsieur d’Altarez, je viens vous prier de me ramener au fort. Puisqu’il m’est donné d’avoir deux amis qui m’ont offert leur dévouement, j’en profite, et, selon les circonstances, je compterai sur l’un ou sur l’autre.

La joie faillit étouffer le cœur meurtri du Capitaine des Grenadiers, et sur son visage assombri la lumière se répandit. Le commencement de jalousie qui avait mordu le cœur du jeune homme s’était éclipsé, car d’Altarez venait de comprendre qu’Isabelle, en réclamant tout à l’heure le bras de Valmont, avait simplement obéi à une convenance. Donc le beau rêve n’avait été qu’assombri au lieu d’avoir été brisé, et d’Altarez se voyait transporté dans un ciel rayonnant.

Mais Valmont… n’avait-il pas lui aussi fait un rêve ? Il regardait aller devant lui ce couple si charmant… Ah ! oui, tous les officiers le regardaient avec envie ce beau couple ! Car ils étaient de même taille, lui et elle, gracieux et délicats tous deux. Par le physique déjà la Nature les avait rapprochés, et pourquoi cette même Nature n’achèverait-elle pas le lien qui semblait commencer ?

— C’est vrai, pensait Valmont, ils sont bien faits l’un pour l’autre… et qu’ils soient heureux !

Mais, tout de même, le Capitaine Valmont était bien triste quand, un peu plus tard, il rentra dans ses retranchements.

V

L’ENNEMI APPROCHE


Le 3 juillet au matin Montcalm envoya en reconnaissance le long du Lac Saint-Sacrement un détachement de Canadiens. Il importait de savoir si l’ennemi approchait et en nombre aussi imposant que croyait le savoir le Marquis de Montcalm. Disons ici que, dans un rapport de ce même jour adressé à M. de Vaudreuil à Montréal, le général donnait un aperçu des moyens qu’il prenait pour arrêter les envahisseurs dont il fixait le nombre à « au moins » dix mille hommes, et ajoutait que les Anglais avaient rassemblé au Fort George un très gros matériel de guerre destiné à suivre l’armée envahissante. Comme on le voit, Montcalm, qui s’était basé sur les dires des émissaires qu’il avait dépêchés pour surveiller les apprêts de l’ennemi, estimait à beaucoup moins la véritable force numérique des Anglais. Mais ces « dix mille hommes et ce très gros matériel de guerre » était encore un formidable capital ennemi. L’erreur des émissaires du général était dûe au fait d’une énorme flotte de berges que l’ennemi construisait pour « conduire à Carillon par voie du Lac une armée de dix mille hommes. » Ces émissaires ignoraient qu’une autre armée de cinq mille combattants s’était acheminée pour Carillon par des voies de terre. Et, en effet, ce jour-là, 3 juillet, les éclaireurs Canadiens, envoyés en reconnaissance, se heurtèrent subitement à l’avant-garde de cette petite armée à douze mille seulement du Fort Carillon. Il y eut là plusieurs échanges de coups de feu et quelques corps-à-corps entre Canadiens et Anglais avec pertes à peu près égales des deux côtés. Naturellement, les Canadiens cédèrent le pas et prirent leur course pour revenir au Fort rendre compte de leur mission. Quelques Canadiens s’étaient momentanément égarés, et ils avaient pu voir défiler sous les bois et à travers des marais plusieurs régiments de cette armée. Aussi, à leur retour au Fort le 4 juillet, estimèrent-ils à dix mille hommes cette armée qui n’en comptait que cinq mille.

Montcalm et ses officiers ne purent s’empêcher de frémir de malaise en calculant que leur poignée d’hommes devrait faire face à vingt mille soldats anglais !

Par surcroît, d’autres émissaires, chargés de surveiller le Lac Saint-Sacrement, vinrent le même jour affirmer que les Anglais descendaient le Lac avec trois cents berges, quatre ou cinq cents chaloupes et plusieurs centaines de radeaux, le tout chargé d’hommes, de vivres et de matériel de guerre dont, encore, le total était exagéré.

L’armée de la Nouvelle-France, à l’ouïe de ces rapports, fut vivement impression-