Aller au contenu

Page:Féron - La belle de Carillon, 1929.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
la belle de carillon

tait pour savoir qui sont les meilleurs soldats, les Français ou les Canadiens. Mais ce sont les Français qui ont commencé cette histoire en dénigrant les Canadiens et les appelant des « bons-pour-la-bourre » ou bien « les sauteux ». Dame ! je suis Français et autant Français que quiconque, et si les Canadiens sont bons pour bourrer les fusils, ils savent aussi et mieux que bien de nous placer leur plomb. Et encore ils sautent plus agilement que nous les obstacles, mais ils sautent par en avant et rarement par en arrière ! Et puis, une autre chose, ça grogne jamais de mécontentement, c’est toujours bon, même si l’on est deux jours sans manger dans une marche. Mouille ou neige, chaud ou froid, ça marche gaiement quand même et à la belle lurette, et ça paillasse dans la neige, dans l’eau, n’importe où ! Rien qu’une chose, ça n’a pas d’ordre dans la bataille, et chacun tape à sa guise : si on leur dit bourrez les fusils, ils tirent ; si on crie tirez, ils chargent les fusils. Tout de même ils savent coller les ennemis bien mieux que nous. Eh bien ! oui, j’en reviens à cette rivalité, et je ne serais pas étonné que si Monsieur d’Altarez avait la répugnance de faire lui-même le coup, qu’il embauche quelques gredins de son bataillon pour tirer sur le capitaine. Oui, mais là encore je verrai bien…

Ce que redoutait Bertachou allait probablement survenir.

Tout ce jour-là, cependant, se passa sans autre incident. Au soir, il fut défendu sous les peines les plus sévères aux soldats de quitter leurs quartiers pour aller à la cantine. Seuls officiers et sous-officiers eurent ce privilège. Valmont, pour demeurer seul avec ses pensées, resta sous sa hutte, et c’est pourquoi il autorisa Bertachou à se rendre à la cantine pour vider une tasse d’eau-de-vie.

— Tiens, Bertachou, fit-il, voici tout l’argent qui me reste, va boire à ma santé.

Ce disant, il remit à son lieutenant une pièce d’or et une d’argent. Bertachou accepta les deux pièces en assurant :

— Lorsque je toucherai ma solde, capitaine, je vous retournerai ces deux pièces et les autres que je vous dois déjà.

— Ne parle point de remboursement, Bertachou. Lorsque tu toucheras ta solde, j’aurai, moi, touché le sol de l’autre monde.

Et Valmont se mit à rire sourdement et congédia son lieutenant.

Bertachou trouva à la cantine une dizaine de sous-officiers que l’eau-de-vie avait rendus très bavards. C’étaient tous aussi de jeunes hommes à peu près inconnus à Bertachou.

Lui, ne voyant personne de sa connaissance, s’assit à l’écart et appela Patte-de-Bois pour lui commander un carafon d’eau-de-vie, car notre ami sentait qu’il avait besoin d’un rude stimulant.

— Et rien de nouveau au fort ? interrogea le lieutenant.

— Non, rien, lieutenant, répondit Patte-de-Bois. Ah ! peut-être bien sauf que Mme Desprès et sa demoiselle ne sont pas encore parties !

— Ah ! ça, qu’est-ce qu’elles attendent donc pour partir les colombes ? Que les Anglais leur aient coupé les ailes ?

— Non, mais c’est par rapport que le navire qui devait les conduire a été envoyé par Monsieur de Lévis au ravitaillement, et qu’il n’est pas encore revenu.

— Bon, bon.

— Ah ! et puis faut aussi vous dire que la demoiselle a demandé l’autorisation de rester au fort pour soigner ceux qui seraient peut-être blessés durant le charivari.

— Oh ! oh ! fit Bertachou avec admiration, on me contera tant de dévouement chez une poulette de son âge !

— Vous devez bien savoir, lieutenant, que c’est l’âge qu’on a du cran ; car moi à cet âge-là, bien que je ne sois pas encore bien bien vieux…

— Sacrediable ! interrompit Bertachou, t’as peut-être raison. Et à mon jeune âge aussi… Mais d’ailleurs je connais la poularde, elle affronterait cent Anglais et cent autres encore !… Un autre carafon, Patte-de-Bois !

Bertachou jeta sur la table et d’un geste princier sa pièce d’or qui rendit un son agréable.

— Dites donc, s’écria Patte-de-Bois émerveillé, avez-vous soulagé la caisse du général ?

— Eh ! pardieu ! que parles-tu de caisse du général ! Penses-tu qu’un lieutenant, tout lieutenant qu’il est, soit sans caisse ? Allons, ouste ! j’ai soif. Et puis, qui sait ? c’est peut-être la dernière fois que je me mouille les entrailles bénies !