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la belle de carillon

jour, elle se sentait prête à aborder avec Isabelle l’entretien définitif. Disons que Mme Desprès voulait à tout prix faire épouser Isabelle par d’Altarez, et elle s’imaginait que Valmont était l’obstacle. Mais Valmont disparu, elle croyait qu’Isabelle, après le premier chagrin, ouvrirait son cœur au capitaine d’Altarez. Aussi avait-elle hâte de voir apparaître sa fille. Mais le jour grandissait sans que la jeune fille donnât signe de réveil. À huit heures, Mme Desprès sonna l’unique servante qu’elle avait, une jeune indienne abénaquis, et lui commanda d’aller voir si Isabelle dormait encore ou si elle était réveillée. La servante s’étant rendue à l’ordre, revint pour annoncer que la « demoiselle » dormait encore.

Mme Desprès, désappointée, ne savait trop que faire pour passer le temps. Mais elle avisa tout à coup sur un guéridon un travail de broderie qui s’achevait. C’était un drapeau qu’Isabelle voulait présenter au général le jour de la bataille qu’on prévoyait. À ce drapeau Mme Desprès avait elle-même travaillé, et ce matin-là, en attendant sa fille, elle pensa qu’elle pourrait peut-être l’achever. Elle se mit à l’œuvre. Lorsque sonnèrent dix heures, le drapeau se trouva terminé. Néanmoins, Isabelle n’apparaissait pas encore. Alors, Mme Desprès résolut d’aller la réveiller.

Elle trouva la jeune fille assise dans son lit. Mais au lieu d’une Isabelle joyeuse et rayonnante qu’elle s’attendait de revoir, elle se trouva en face d’une Isabelle très pâle et très sombre.

À la vue de sa mère, la jeune fille ébaucha un amer sourire et dit en soupirant avec angoisse :

— Ah ! maman, si tu savais le vilain rêve que j’ai fait !

En proférant ces paroles ses lèvres tremblaient et ses yeux s’humectaient. Émue, Mme Desprès voulut consoler sa fille.

— Il ne faut pas, Isabelle, penser aux mauvais rêves qu’on a faits. Éloigne de ton esprit les sombres pensées ! Vois comme le soleil est beau ! Vois comme la nature est riante ! La vie est bonne et belle, voilà ce qu’il faut se dire.

Non… Isabelle, ce matin-là, ne voyait rien de tel. Les paroles douces et encourageantes de sa mère parurent empirer son esprit malade. Elle se renvoya brusquement sur son oreiller et se mit à pleurer lourdement.

— Maman ! Maman !… bégayait la jeune fille au travers de sanglots qui l’étouffaient… Maman ! Maman !… disait-elle seulement, comme si elle eût imploré sa mère de trouver le remède pour la guérir.

Devant cette douleur étrange dont elle ne pouvait entrevoir ou deviner la cause exacte, Mme Desprès ne put faire autrement que pleurer elle aussi : les larmes de sa fille faisaient jaillir les siennes à flots ; la secrète douleur de l’enfant perçait mortellement le cœur de la mère. Elle parvenait, cependant, à balbutier des paroles de consolation, et elle embrassait avec une tendresse sauvage cette enfant dont la souffrance était pour elle une torture. Elle l’étreignait sur son sein avec une sorte de farouche désespoir, comme si elle eût vu la mort la menacer de lui ravir ce fruit de sa chair. Oh ! tous ces trésors de tendresse, de dévouement et d’abnégation dans le cœur des mères, trésors inépuisables et dont l’œil de l’homme ne saura jamais sonder la profondeur. Oui, Mme Desprès eût brisé son propre cœur pour soulager celui de son enfant. Mais, hélas ! Isabelle paraissait inconsolable…

Tout à coup la jeune fille repoussa durement sa mère, et avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable, et elle se dressa sur son lit en disant avec un accent de mortelle angoisse :

— Écoute ! maman… Écoute ! Entends-tu ?… Qu’est-ce cela ?

La brise molle du dehors venait d’apporter un bruit de fusillade.

— Une escarmouche encore entre les Canadiens et les Anglais, émit Mme Desprès sans assurance.

— Non ! Non !… Écoute encore, maman !…

Mais nul coup de feu ne vint de nouveau troubler la paix de cette matinée.

— Maman, reprit Isabelle avec agitation, Ce n’est pas une escarmouche… Je veux aller voir !

— Voir quoi, ma chérie ?

— Ah ! le sais-je ?… Mais il me semble qu’on l’a tué !

— Qui ? demanda Mme Desprès en pâlissant.

— Le sais-je encore ?… Mais lui… peut-être !