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la belle de carillon

— C’est bien, j’irai, moi, le lui demander tout à l’heure, quand il fera sombre. Je veux savoir si c’est moi ou d’Altarez qu’on a voulu retrancher du genre humain. Et je le saurai, crois-moi !

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Non, j’irai seul.

— Prenez garde qu’on vous perce de balles comme un sac de papier !

— Je n’ai pas peur, on n’osera rien contre moi dans le fort.

— C’est bon, mais défiez-vous quand même !

Et ayant grommelé ces dernières paroles. Bertachou quitta la hutte pour aller faire la ronde du bataillon.

XII

L’ENTREVUE


Valmont était décidé. À la fin, il croyait, autant que Bertachou, que la jolie veuve avait voulu le faire tuer pour venger la mort de son mari. Mais il avait un doute tout de même, et c’est ce doute qu’il voulait éclaircir.

Ce soir-là, comme les soldats avaient reçu ordre de l’état-major de ne pas, sous aucun prétexte, sortir des retranchements. Ordre avait aussi été donné au cantinier de fermer boutique, afin que personne fût tenté de violer la consigne. Valmont pour la première fois enfreignit les règles et se déroba aux ordonnances de ses supérieurs. Ah ! oui, il était aussi atteint du mal dont avait souffert d’Altarez. Car si Valmont avait dit à Bertachou qu’il saurait, lui, la vérité sur l’attentat commis contre d’Altarez en allant interroger Mme Desprès, c’était une excuse, ou, mieux peut-être, un truc, un détour, pour revoir Isabelle.

Il pénétra dans le fort sans difficulté en assurant à la sentinelle qui gardait la porte qu’il avait été mandé par Mme Desprès. Au logis, il fut reçu par un vieux domestique qui s’empressa d’aller prévenir sa maîtresse qu’un officier de l’armée lui demandait une courte entrevue.

Il était à ce moment neuf heures.

Valmont avait été introduit dans le vestibule qui séparait la salle d’armes du salon où d’ordinaire Mme Desprès et sa fille se réunissaient.

La jeune veuve, que Valmont n’avait jamais bien vue encore et qu’il trouva presque aussi jolie et gracieuse que sa fille, parut, bientôt. Dans sa longue robe de deuil, Mme Desprès avait un air grave et douloureux. Pâle et ses beaux cheveux blonds — blonds comme ceux de sa fille. — défaits et flottant sur ses épaules, Mme Desprès offrait un peu l’image du désespoir. Valmont se sentit très ému, et bien qu’il se doutât de la haine que cette femme nourrissait contre lui, il ne put s’empêcher de ressentir pour elle une grande sympathie. Il est certain que Valmont, quoi que cette femme eût entrepris contre lui, n’aurait pu haïr ou mépriser la mère d’Isabelle. Il aurait souffert, tous les maux, toutes les humiliations plutôt que de faire affront à cette malheureuse veuve.

Mme Desprès, en entrant dans le vestibule mal éclairé par une lampe fumeuse, ne reconnut pas tout de suite le capitaine canadien.

— Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle avec un bon sourire, nous allions justement nous retirer, ma fille et moi, quand on est venu m’informer de votre visite. Je n’ai pas voulu faire attendre un officier de notre vaillante armée.

Valmont, qui c’était incliné profondément à l’entrée de la dame, se redressait à ce moment, et répliquait :

— Je compte bien que vous me pardonnerez, madame…

Il fut interrompu par une exclamation de surprise de la veuve qui, reconnaissant celui qu’elle regardait comme le meurtrier de son mari, faisait quelques pas de recul. En même temps elle ébauchait un geste d’indignation ou d’horreur et son sourire se transformait en un rictus de haine. Ses yeux bleus, plus foncés que ceux de sa fille, se chargèrent aussitôt d’éclairs étincelants qui ressemblèrent à des foudres terribles près d’éclater.

— Oh ! Monsieur… est-il possible que votre audace…

L’étonnement, sinon la colère, fit naître un hoquet dans la jolie gorge, et le hoquet coupa net la voix grondante de la jeune femme.

Valmont profita de la circonstance pour s’expliquer.

— Madame, si vous voulez me permettre… Ayant eu vent de certaines rumeurs propres à offenser votre bonne réputation, j’ai cru utile de me rendre ici vous en prévenir.