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la belle de carillon

si fort bien abrités contre les projectiles ennemis, et à cet avantage ils joignaient celui de pouvoir sans grand danger pour eux-mêmes, par des meurtrières ménagées dans les barrages, causer bien des dégâts à l’ennemi. Le général français avait encore ordonné qu’on abattit une bonne étendue des bois qui couvraient le terrain entre le camp retranché et le Lac Saint-Sacrement, de sorte que l’ennemi serait contraint de se mettre à découvert pour tenter l’assaut du camp, puis celui du Port. Ce dernier se dressait sur les hauteurs qui surplombaient la petite rivière La Chute, et dans le Port, Montcalm avait laissé une garnison de quelque trois cents hommes chargés de veiller sur les magasins de l’armée, et aussi de ravitailler les régiments français et les bataillons canadiens dans leurs retranchements.

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Au cours de la matinée du premier juillet de cette même année, c’est-à-dire le lendemain de l’arrivée de l’armée, si nous entrons dans le Port Carillon, nous assistons à une scène qui ne saurait manquer d’intérêt, attendu qu’elle allait être le prélude d’événements tragiques. La scène se passait sur une petite place où se trouvaient les magasins, et elle avait pour acteurs un officier français et un officier canadien, et pour spectateurs quelques miliciens et soldats de la garnison. Elle avait aussi des spectatrices… deux femmes qui, un peu plus loin, demeuraient immobiles, bras dessus bras dessous, et très inquiètes de la tournure que pourrait prendre l’incident. L’une de ces femmes était une jeune fille de pas plus de seize ans, blonde, délicate, menue. Son petit visage tout rose, éclairé de yeux bleus très doux, se trouvait ombragé par les larges bords d’un chapeau de paille rose enrubanné de blanc. L’autre femme était d’un âge plus avancé, mais jeune encore, d’une taille plus haute et plus forte et presque aussi blonde que la jeune fille. Elle était coiffée d’un chapeau de paille bleue, et, pour mieux se protéger, elle et sa compagne, contre les ardeurs du soleil, elle tenait dans sa main droite une ombrelle de soie noire toute déployée. Ces deux femmes portaient des toilettes claires et presque identiques, et à les voir ainsi on les aurait prises pour deux sœurs ; mais elles n’étaient pas les deux sœurs : la plus âgée était Mme Desprès, femme du commandant du Fort, et l’autre était sa fille, Isabelle. La mère et la fille, en compagnie du commandant, se promenaient ce matin-là dans le fort, lorsque des miliciens canadiens étaient venus chercher certains outils dont ils avaient besoin pour le travail des retranchements. Mais comme il était nécessaire de porter une réquisition signée par l’un des trois chefs de l’armée pour tirer quoi que ce fût des magasins, et vu que les miliciens n’avaient pas telle réquisition, mais uniquement un ordre de leur capitaine, le commandant du fort les avait renvoyés sans les outils requis.

Peu après les mêmes miliciens étaient revenus, mais cette fois ils étaient accompagnés de leur capitaine. À la vue de l’officier canadien, le commandant avait laissé ses deux compagnes à l’écart et s’était avancé, hautain, à la rencontre du capitaine canadien que suivaient un lieutenant et quatre miliciens.

Disons ici que le commandant Desprès était un homme d’une cinquantaine d’années qui, sans être de la noblesse française, affectait des airs de gentilhomme de haute lignée. Toujours richement vêtu, fier, vaniteux, hautain, portant l’épée en verrou, il se posait comme un esprit supérieur et un maître absolu dans le Fort. Militaire de peu de valeur, il avait obtenu, pour la durée de la présente campagne, le poste de commissaire des magasins du roi par l’influence de l’Intendant-Royal, François Bigot, dont il était une des créatures. Montcalm, à ce titre de commissaire, avait ajouté celui de commandant du Fort, et ce double titre avait suffi pour gonfler au suprême degré la vanité de cet homme. Comme trop d’officiers français de cette époque, Desprès se plaisait à exercer son mépris à l’égard des officiers canadiens dont il mésestimait injustement et méchamment la valeur, et rien ne le réjouissait autant que d’humilier les Canadiens qui l’approchaient. Aussi, en voyant paraître le capitaine canadien, se promit-il avec une joie secrète de lui faire son compte de la belle façon. Et il allait du haut de son personnage important apostropher le capitaine, lorsque celui-ci le devança brusquement et sur un ton qui n’avait pas l’air commode.

— Monsieur, avait dit le capitaine sans