Page:Féron - La besace d'amour, 1925.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
LA BESACE D’AMOUR

tre Lebaudry quand il aura trépassé ! Ah ! mais par le vin et le vin ! qu’est-ce que je dis là ?

L’aubergiste donna un coup de poing sur la table, et si rudement que la bouteille dansa, puis il se pencha de nouveau vers le vieillard et ajouta :

— Ah ! père Vaucourt, savez-vous que votre fils Jean en a fait une sotte de farce aujourd’hui ?

Le vieux se mit à pleurer au souvenir du malheur survenu.

— Et après ça, vous et votre fils vous direz que vous n’êtes pas chanceux, vous maudirez monsieur l’Intendant, vous l’abreuverez d’injures, vous le calomnierez, vous le vilipenderez ! Par les mille futailles ! vous voyez bien là encore que c’est votre faute… ou plutôt celle de votre fils, cette fois-ci ! Qu’avait-il à soulever le peuple ? À déclamer contre madame de Pompadour ? contre monsieur l’Intendant ? contre le roi ? contre… non, non, vous ne me ferez pas accroire… Je vous dis que c’est insensé !

— Ah ! monsieur Delarose, comprenez donc qu’il souffre lui aussi, qu’il souffre, étant plus jeune, plus que moi-même de ma ruine ! Car, après tout, mon bien, c’était son bien ! C’est pour lui que j’avais gagné ce bien-là ! Aujourd’hui, il l’a perdu et il en garde rancune à ceux qui ont été la cause de cette perte et de ce malheur ! Feriez-vous autrement, vous, dites !

— Oui, mais votre ruine faut pas l’attribuer à monsieur l’Intendant ; cessez donc de me rabattre les oreilles avec cette complainte ! Voulez-vous une preuve ? Si monsieur Bigot ne vous voulait que du mal, pensez-vous qu’il vous aurait aidé à vous refaire en donnant une belle place à votre fils ? N’est-ce pas une preuve de sa bienveillance et de sa générosité, quand il songeait à faire à votre Jean le plus bel avenir ? Ah ! mais à présent, par exemple, après sa sottise, votre fils… Et qu’est-ce donc que monsieur l’Intendant doit penser de lui ?… Tenez, père Vaucourt, quand je l’ai vu là votre Jean devant mon auberge, se jeter sur les épées des gardes de monsieur de Vaudreuil et crier à tue-tête : « À bas la Pompadour ! À bas Bigot ! » Tenez par Bacchus ! j’ai eu envie de l’aller piger au collet et de lui dire ceci : Tiens, toi, mon gamin, sauve-toi te fourrer sous la huche de ton père et finis de te mêler de choses qui ne te regardent pas ! C’est pour ton plus grand bien que je te dis ça ! Et en même temps, père Vaucourt, je l’aurais attrapé de mon soulier à la bonne place ! Car, voyez-vous, père, je saisissais bien mieux que lui cette bêtise qu’il faisait… il se mangeait tout simplement le cœur !

Le vieillard s’était remis à pleurer de plus belle.

L’aubergiste, très satisfait du petit discours qu’il venait de débiter, se versa à boire tranquillement tout en lorgnant le vieux avec un air narquois.

Lorsqu’il eut vidé cette deuxième tasse de vin, il rompit le silence et dit avec une feinte pitié :

— Je comprends bien pourquoi vous pleurez tant, père, et je n’en ferais pas moins si ce garçon avait été mon enfant. Mais, le Ciel soit béni ! je suis demeuré célibataire, je n’ai ni femme ni enfant ; le mariage ne semblait pas dans mes goûts. Savez-vous quand on se marie qu’on ne sait donc ce qui arrivera ? Car voyez-vous, père Vaucourt…

Il se tut avec l’air de fouiller activement son cerveau comme s’il eût perdu le fil de sa pensée.

Alors, le père Vaucourt, comme pour obéir à une inspiration soudaine, leva la tête et posa cette question :

— Que pensez-vous… si j’allais implorer monsieur Bigot ?

L’aubergiste fit un saut sur son siège.

— Hein ! pour votre fils ? Mais, père, vous n’y pensez pas ! Il doit être d’une fureur, là, monsieur l’Intendant ! N’y allez pas maintenant au moins ! Attendez que sa colère soit apaisée ! Car je le connais… Par la soif des martyrs ! il vous ferait jeter carrément à la porte par ses gens !

Ces paroles de l’aubergiste soufflèrent sur la colère du vieux qui, crispant le poing, rugit :

— Ah ! ce Bigot, après tout, c’est de lui d’où nous vient…

L’aubergiste saisit vivement le bras du vieillard, serra avec force et murmura :

— Taisez-vous, malheureux… voici justement des gardes de monsieur l’Intendant !

Trois jeunes hommes pénétraient à cet instant sous la véranda de l’auberge. Ils portaient l’épée et le costume des gardes de M. Bigot, c’est-à-dire jaune et vert. Ils riaient aux éclats des bons mots ou railleries dont ils se bombardaient, car ils paraissaient quelque peu ivres. Avec cela qu’ils affichaient des airs de préciosité et de supériorité qui attestaient qu’ils étaient bien les dignes serviteurs de cet homme si redouté en Nouvelle-France à cette époque, d’un homme qui semblait plus maître que le gouverneur, plus maître que le roi Louis XV, plus maître que n’eût été maîtresse Mme  de Pompadour… de François Bigot intendant-royal !

Les trois gardes pénétrèrent dans la salle de l’auberge de la même façon qu’ils fussent pénétrés chez eux.

— Quel trou de taupe, par la Sambleu ! fit l’un en constatant l’obscurité qui régnait dans l’auberge.

— Messeigneurs, prononça le maître de céans en se courbant et avec un sourire servile, je vais pousser les volets !

— Oui, par la queue de Lucifer ! allume au plus tôt ta tanière, sinon nous pilerons sur la queue des loups !

Celui qui avait prononcé ces paroles se heurtait dans le même moment au père Vaucourt qu’il n’avait pas aperçu !

— Par le sang de mon père ! jura-t-il aussitôt avec un éclat de rire, voici le loup !

Et d’un geste rapide il donna au père Vaucourt une rude poussée, qui envoya le vieux rouler sur le parquet avec son escabeau.

Un long rire emplit l’auberge..

— À bas le pochard ! cria l’un des gardes.

— Il a cassé, je gage, son cul de bouteille ! clama un autre.

Et le troisième, celui qui avait culbuté le vieux de son escabeau :

— Pourvu qu’il ne renverse pas son vin !

Un nouveau rire s’éleva.

Messeigneurs, messeigneurs, supplia l’aubergiste, avec sa grosse face de graisse tremblante, tandis qu’il poussait les volets pour faire entrer la lumière du jour…

— Eh bien ! toi, tavernier du diable, fit un