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LA BESACE D’AMOUR

garde, qu’as-tu à redire ? Prends garde, ton lard sent mauvais et M. Bigot pourrait fort bien le donner à ses cochons !

L’aubergiste pâlit puis rougit de colère, mais ravala sa salive devant les gardes de son protecteur. Il commanda à ses lèvres de sourire et répliqua :

— Messeigneurs, je voulais simplement dire que ce pauvre bougre c’est le père Vaucourt !

Et en même temps il souriait avec un cynisme que les gardes saisirent et dont ils parurent comprendre le sens.

— Ah ! ah ! fit le garde qui avait renversé le vieillard, c’est le père Vaucourt ça ?

Le vieux, très soûl encore de toute sa douleur, toujours ivre de sa haine contre les maîtres du pays, ne savait que répondre à l’affront. Et puis il était vieux, faible… et devant lui trois jeunesses vigoureuses et ceintes de l’épée ! Il se relevait péniblement, ses dents grinçaient, ses yeux étincelaient.

— Ah ! ah ! le père Vaucourt, reprit avec plus de mépris le même garde. Le père de monsieur le clerc de notaire… le père de l’émeutier qu’on vient de mettre à la raison !

— Et à la ration ! surenchérit un autre garde en riant.

Les trois gardes tournèrent le dos au vieillard et se mirent à rire aux plus beaux éclats.

L’aubergiste qui naturellement, ne tenait pas à voir son lard servir de portion aux cochons de M. l’Intendant, se mit de la partie. Ce n’était pas drôle le moins du monde ; mais si messieurs les gardes de l’Intendant riaient, il était de la meilleure politique de rire. Il se mit donc à rire, mais d’un rire si énorme que les vitres aux fenêtres, les bouteilles sur le comptoir, les carafes et carafons se mirent à rendre un bruit de verre secoué. Et les bajoues du sieur Delarose, aubergiste attitré sur cachet spécial de M. François Bigot, sautaient à se décrocher, son bourlet de graisse, qui faisait le menton et supportait en même temps les bajoues, se gonflait à crever. Il n’en fallait pas davantage pour accroître le rire fou des gardes… ils se serrèrent le ventre.

Mais soudain l’un d’eux — celui qui avait fait affront au père Vaucourt — poussa un cri de douleur atroce, et s’écrasa sur le plancher.

Les rires s’arrêtèrent net, et les yeux se fixèrent avec stupeur sur le père Vaucourt. Celui-ci s’était relevé, avait saisi de ses deux mains l’escabeau, l’avait soulevé, élevé, puis rabattu de toute la vigueur qui lui restait sur la tête du garde, qui s’était affaissé sous le choc.

Malgré la force du coup et la pesanteur de l’escabeau le garde, après un léger étourdissement, s’était remis sur pied d’un bond, tandis que l’aubergiste clamait :

— Holà ! père Vaucourt, êtes-vous aussi un émeutier ?

Mais déjà le garde, en jurant, tirait son épée et fonçait sur le vieillard, qui conservait à ses mains l’escabeau toujours menaçant.

— Par la malemort ! grinça le garde furieux, est-ce qu’un gentilhomme se laissera ainsi malmener par un manant ? Arrière ! vieille peau de roture ! Tripes de misère ! Ventre de crève-faim ! Mangeur de déchets ! Attends un peu… Et l’épée, maniée avec rapidité par l’énergumène, menaçait çà et là le vieillard ; mais sa pointe ne rencontrait que le bois de l’escabeau.

Égayés par ce jeu de leur camarade, les deux autres gardes se mirent à hurler :

— Ohé ! sus au bouclier d’Achille !

— Ohé ! coupe les tripes !

— Ohé ! fends le ventre !

Et l’épée du garde enragé frappait à coups redoublés l’escabeau. Il jurait, maudissait, blasphémait…

Les autres se tordaient de rire.

Tout à coup, un galop de cheval retentit sur le pavé de la rue Buade, puis s’arrêta net. Un homme parut dans la porte de l’auberge, et une voix nasillarde et perçante à la fois résonna avec un ricanement sinistre :

— Flamberge au vent !

L’aubergiste toussa un cri formidable :

— Flambard !

Et il se rua, comme épouvanté, derrière son comptoir.

Les rires s’étaient figés. L’adversaire du père Vaucourt se retourna, essoufflé, suant. Il vit dans la porte, ainsi que ses camarades, un grand gaillard qui, bras croisés, le feutre en bataille, le vêtement couvert de poussière, ricanait tranquillement.

— Monsieur Flambard ! murmura avec respect le père Vaucourt.

Le gaillard avait une physionomie assez originale : d’une taille élevée, mince, nerveux, excessivement maigre, il avait une figure taillée en lame de couteau avec un teint fortement bistré. Mais son front haut était intelligent. Ses grands yeux noirs, narquois et énergiques. Son nez avait la forme d’un bec de perroquet. Sa bouche, grande et mince, laissait voir dans le rire des dents très blanches et aussi pointues que celles du coyote. Un menton mince et long terminait cette face de caricature.

— Ha ! ha ! se mit à rire narquoisement le nouveau venu, tandis que ses yeux noirs fouillaient tous les recoins de l’auberge, que se passe-t-il que les poulains se mettent à lever les pieds de derrière ? Et le regard perçant de celui qu’on avait appelé Flambard dévisageait les trois gardes qui, l’épée nue à la main, paraissaient maintenant se concerter du regard.

Mais ces trois épées nues et brillantes ne semblaient pas en imposer le moindrement au gaillard.

Tranquillement il attacha sa monture qu’il avait sans façon entraînée sous la véranda, qui donnait de plain-pied sur la rue, pénétra et prononça, toujours narquois :

— Belles jeunesses, il vous siérait mieux de porter des dentelles de femme que des lames d’acier… Rengainez !

Ce mot retentit comme un clairon… c’était impératif !

L’un des gardes demanda avec un accent outragé :

— Qui es-tu, toi, qui te permets de donner des ordres à des officiers de la maison de monsieur l’Intendant royal ?

— Qui je suis ? Flambard, simplement, répondit le gaillard. Est-ce que ça suffit pour vous mettre en connaissance avec mon identité ? Non ?… En ce cas, prêtez l’ouïe : Flambard, Laurent-Martin, natif des bords du Rhône — beau fleuve en vérité ! — puis soldat d’aventure, campagnes de Flandres et de Rhénanie, passé au service de l’Espagne, de l’Italie, revenu en France, revu le Rhône, émigré aux Indes d’où j’arrive, c’est-à-dire passé par la France et dé-