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LA BESACE D’AMOUR

comte la fit venir à Paris et lui confia la garde de sa fille avant de retourner aux Indes.

Cependant il ne s’éloigna pas de suite. Trop déprimé par la perte douloureuse qu’il venait de faire, et se sentant incapable de se remettre sitôt aux affaires, il obtint du roi que son congé fût prolongé de trois mois.

Ce congé lui permettrait de se remettre un peu du rude coup qui l’avait atteint, et de jouir en même temps des douceurs du foyer près de sa fille qu’il adorait.

À Pondichéry, il avait laissé pour surveiller les affaires de l’intendance un subalterne en qui il avait une grande confiance à cause de son intelligence et de son habileté. Ce subalterne était Lardinet qu’il avait élevé aux fonctions de secrétaire. Comme nous l’avons dit, ce Lardinet était l’un de ces aventuriers guettant les circonstances et les occasions ; or voilà que pour Lardinet l’occasion survenait. Il ne la manqua pas.

Le comte de Maubertin avait également laissé à Pondichéry son ordonnance. Laurent-Martin Flambard, qui de serviteur du comte était devenu son ami et son confident. Car Flambard et le comte se devaient la vie mutuellement ; sur les champs de bataille où cent fois la mort les avait menacés, tous deux avaient tout risqué et à tour de rôle pour se protéger l’un et l’autre. La confiance du comte en Flambard était sans borne, le dévouement de Flambard pour le comte était sans limite. Le comte chargea donc Flambard de surveiller, durant son absence, les agissements de certains spéculateurs sans conscience qui pullulaient autour de l’intendance.

Il arriva un jour, qu’un commis de l’intendance vint trouver Flambard, pour lui faire part de certaines irrégularités que se permettait Lardinet dans l’administration des finances et dans la manipulation des marchandises du roi.

Flambard, qui ne connaissait et n’avait jamais connu qu’un chemin pour aller au but, alla droit à Lardinet, le mit en garde contre toute tentation d’escroquerie, et le prévint, très charitablement, d’avoir à prévenir immédiatement le comte de Maubertin, à Paris, s’il avait vent de vols, de concussions, ou d’agiotages dans les magasins du roi.

Lardinet pour on ne sait quelle raison, n’aimait pas Flambard. Cette remontrance ne lui plut guère. Comme sa conscience n’était pas en paix le moins du monde, et redoutant de la part de Flambard quelque indiscrétion qui jetât sur lui de la suspicion, Lardinet résolut de jouer immédiatement le tout pour le tout. Ceci avait lieu exactement deux mois avant l’expiration du congé accordé au comte de Maubertin. Donc le temps était précieux.

Lardinet se mit à l’œuvre. Par ses fonctions il jouissait de larges pouvoirs et d’une grande autorité. Son premier pas fut de congédier les employés honnêtes et fidèles au comte pour les remplacer par des gens à lui, individus sans honneur sur qui il pouvait entièrement dépendre.

Les écritures à la comptabilité furent défigurées et les comptes et dépenses de l’administration majorés à des sommes exorbitantes. Les magasins du roi furent volés et le butin vendu à des bénéfices inouïs que se partagèrent Lardinet et ses stipendiaires.

Mais tel quel le jeu n’en pouvait valoir la chandelle, aussi Lardinet imagina-t-il le truc d’abriter, au détriment du comte de Maubertin, son caractère et celui de ses employés par un rapport mensonger et pernicieux soumis au duc de Choiseul.

Ce rapport disait en substance :

Que le nommé Lardinet, ayant été commis à la surveillance des affaires de l’intendance en l’absence du comte de Maubertin, et ayant reçu du gouverneur-général (ce qui était faux) instructions d’examiner les écritures et les comptes de l’intendance, d’ouvrir enquête et de faire des inventaires des comptoirs et magasins du roi, s’était mis à l’œuvre avec diligence, et que, après un mois d’un travail opiniâtre rendu plus difficile par le mauvais vouloir de certains employés trop dévoués au comte, il avait acquis le résultat que des détournements de fonds et des vols de marchandises avaient été pratiqués durant deux années consécutives ; que ces vols et détournements atteignaient le chiffre de quelque trois millions de livres, millions que perdait le roi et qui étaient allés grossir la fortune du comte de Maubertin et avaient édifié celle de quelques uns de ses amis et protégés. Le rapport ajoutait que pour voiler ces escroqueries on avait exagéré les dépenses de l’administration. Cent autres mensonges et perfidies étaient énoncés sur le compte direct de l’intendant-général : le rapport assurait que le comte de Maubertin jetait l’or du peuple et du roi dans les orgies les plus scandaleuses, que la conduite odieuse du comte avait été cause de la maladie et de la mort de la comtesse… Bref, le rapport représentait le comte de Maubertin comme un traître à son pays, en train de préparer, avec le concours des voisins anglais, la perte des possessions françaises de l’Inde.

Ce rapport signé du nom de Lardinet lui-même et de plusieurs faux noms, s’était croisé, en route pour Versailles, avec le comte de Maubertin qui revenait à Pondichéry. Le comte, inquiété par certains épîtres de Flambard, qui représentait Lardinet comme faisant depuis quelque temps un métier louche, revenait un peu avant l’expiration de son congé.

Lorsque le comte, peu après son retour, eût été mis au courant des destitutions qu’avait faites Lardinet de sa propre initiative, quand il apprit surtout la fausse et infâme comptabilité exercée par Lardinet et les malversations commises dans les magasins du roi, il fut pris d’une telle fureur qu’il ordonna à Flambard de prendre le sieur Lardinet au collet et de le jeter à la rue.

Ce qui fut fait promptement et consciencieusement, car Flambard obéissait à la parole, au geste, à la lettre et à la seconde.

Mais que serait-il advenu si le comte eût eu vent du rapport odieux qui le représentait comme voleur et traître ? et s’il eût pu être informé de l’effet que ce rapport venait de créer sur le roi et ses ministres à Versailles ?…

Et Lardinet n’était pas encore au bout de ses perfidies.

Lardinet ne pouvait se consoler de l’affront et de l’humiliation reçus : être jeté à la rue comme un mauvais chien clamait vengeance ! Il écrivit de suite à M. de Choiseul pour l’instruire du mauvais traitement dont il avait été l’objet de la part du comte de Maubertin