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LA BESACE D’AMOUR

La plus âgée de ces femmes était toute de noir habillée. Elle était grande, maigre et sèche. Toutefois, les traits de son visage conservaient quelque chose de fin qui pouvait faire penser que cette femme, maintenant au delà de la cinquantaine, avait dû être belle au temps de sa jeunesse. Ce visage aujourd’hui gardait plutôt l’empreinte de grandes douleurs. Son sourire était doux et triste. Sa voix tremblante et inquiète, ses yeux toujours baissés pouvaient faire penser que cette femme pleurait sur la perte d’un rang plus élevé qu’elle avait occupé. Tout de même, son attitude demeurait digne.

L’autre était une jeune fille de 18 ans environs, blonde, un peu pâle, mais très jolie. Sur les traits de cette enfant on pouvait lire aussi l’inquiétude et la souffrance. Elle gardait une physionomie très timide, n’osant jamais lever ses yeux bleus et doux sur le notaire-royal.

Une robe de mousseline bleue, garnie de soie blanche l’habillait gracieusement. Dans sa main droite elle tenait une ombrelle rose. Son chapeau était fait de paille rose agrémenté de rubans bleus et blancs. Pas un bijou ne la paraît, ni rouge ni poudre ne recouvrait sa peau satinée ; tout était simple chez elle, et dans cette simplicité du vêtement et de l’attitude elle n’en paraissait que plus belle et plus séduisante.

Dix minutes s’écoulèrent dans le silence très gênant qui s’était établi entre ces trois personnes. Le notaire demeurait contemplatif avec ses grands yeux bleus voyageant par la croisée dans l’espace, les deux femmes immobiles et muettes.

Germain reparut tenant une petite sacoche verte qu’il remit à son maître.

Maître Lebaudry sourit, souleva le couvert d’une large tabatière d’argent posée à côté de son encrier, introduisit le pouce et l’index de la main gauche, prit une pincée de tabac qu’il porta à son nez rouge et renifla avec une évidente satisfaction.

Ceci fait, il versa le contenu de la sacoche sur sa table. Il se produisit un tintement joyeux, et un ruisseau de beaux louis d’or, tout neufs, frappés à l’effigie du roi Louis XV, roula avec des étincellements de lumière jaune.

Le notaire refit le compte, vérifia minutieusement et dit :

— Mesdames, voici les 932 livres !

Il tendit la sacoche avec les louis d’or.

— Pour vos honoraires, monsieur ? demanda la plus âgée des deux femmes.

— Ils sont à point, chère dame ; ces 932 livres vous reviennent en entier, prenez !

Il se produisit à cet instant un bruit curieux au dehors, puis un rude carillon se fit entendre dans la porte du notaire.

— Que signifie ? interrogea maître Lebaudry, surpris, à son domestique.

Germain s’élança vers la porte d’entrée.

Un vieillard, vêtu en paysan, à l’air misérable fit irruption en l’étude, criant et larmoyant :

— Monsieur Lebaudry ! monsieur Lebaudry !

Il se tut et s’arrêta tremblant, agité, confus et reculant devant les deux femmes qu’il venait d’apercevoir.

À l’entrée de cet intrus le notaire avait froncé terriblement ses épais sourcils. Puis, haussant la voix par un effort peut-être héroïque, il demanda, sévère et digne :

— Ah ! ça, père Vaucourt, me direz-vous par quelle aventure ou par quelle folie vous vous permettez de pénétrer en ma demeure avec violence ?

— Ah ! monsieur le notaire… monsieur le notaire… bégaya le vieux, courbé et pleurant ; quel malheur ! quel malheur !

— Un malheur ! fit le notaire avec surprise et en se radoucissant.

— Mon fils… mon fils Jean ! sanglota le vieux les deux mains étendues sur son visage et avec des larmes chaudes qui coulaient abondamment entre ses doigts amaigris.

— Au fait ! dit le notaire en promenant autour de lui un regard surpris, puis en fixant le domestique ; je n’aperçois pas à son poste le sieur Jean !

— Il a été absent tout ce jour, répondit Germain.

— Tout ce jour ! s’écria le notaire avec une sorte d’ahurissement. Et moi, qui fus absent également et ne fais que d’arriver… Mais alors, Germain, puisque vous m’avez accompagné à l’Île d’Orléans, dites-moi qui fut céans pour recevoir mes clients ?

Et en faisant cette question, le notaire avait une mine presque horrifiée.

Germain ne pouvant donner à son maître satisfaction, pour la bonne raison que Germain n’était ni sphinx ni sorcier, baissa la tête, confus.

Maître Lebaudry esquissa une ombre de sourire, et au vieillard qui ne cessait de se lamenter et de pleurer, il demanda d’un accent quelque peu attendri :

— Dites-moi, père Vaucourt, votre fils Jean serait-il malade — serait-il à l’agonie ? serait-il…

— Ah ! monsieur Lebaudry, plût au ciel qu’il fût à l’agonie !… qu’il fût…

— Par pitié ! par pitié ! père Vaucourt, s’impatienta le notaire, en frappant du poing sa table à petits coups, cela ne nous dit pas ce qu’il est advenu de votre fils ! S’est-il démis un membre quelconque ? S’est-il…

— Plût au ciel, monsieur le notaire, que mon fils Jean…

Il s’interrompit un sanglot plus violent le secoua, et le vieillard tomba affaissé sur un siège.

— Germain ! commanda le notaire, servez un cordial au père Vaucourt, cela le ranimera !

Le domestique s’empressa d’obéir à l’ordre de son maître. Il courut à un guéridon, prit une carafe, un verre, et alla vivement au père Vaucourt.

Mais le vieux refusa le cordial offert.

— Monsieur le notaire, reprit-il en gémissant de plus en plus, mon fils Jean est au Château… prisonnier au Château, finit-il avec un hoquet.

— Prisonnier au Château !

Le notaire-royal ouvrit des yeux si grands qu’ils semblèrent un moment sortir de leurs orbites.

— Hélas ! soupira le vieux, tous les malheurs fondent sur moi !

— Tous les malheurs ! répéta le notaire, ahuri étourdi par cette nouvelle incompréhensible pour lui.

Et le vieillard ajouta avec un accent de douleur impossible à traduire :

— Des gardes de M. de Vaudreuil et de M. l’Intendant l’ont arrêté !

— Arrêté ! Pourquoi ?