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LA BESACE D’AMOUR

en crever des biens du roi et des deniers du colon. Donc cette salle eût pu recevoir le roi et Mme  de Pompadour.

Entre la salle et la cuisine, il y avait un couloir qui conduisait d’abord à un escalier communiquant avec les étages supérieurs, puis avec l’arrière de l’auberge où se trouvait la sortie pour aller aux écuries ; et entre ce couloir et la cuisine était le comptoir du sieur Delarose où, dans l’amplitude et la béatitude de sa graisse et de son suif, il trônait. Là, contre le mur, s’étalaient en s’étageant les vins et les eaux-de-vie à mille rutilances. Là, l’aubergiste dans toute sa majesté, recevait les monnaies. De là, le sieur Delarose, dirigeait ses nombreux serviteurs.

Lorsque Flambard pénétra dans la grande salle, aux multiples tables, pas une place vacante n’apparaissait. Mais la petite salle luxueuse était déserte, ce qui signifiait, pour qui était renseigné, que pas un seul grand personnage n’était présent. En effet, aux tables de la grande salle ne se voyaient que des gardes, fonctionnaires et quelques bourgeois de la petite échelle, commerçants pour la plupart. La salle vibrait sous la rumeur des conversations, des rires, des appels des consommateurs, des va-et-vient des nombreux valets, des chocs d’ustensiles et de verres.

Flambard sourit d’aise à cette musique et aspira fortement cette atmosphère aux parfums suaves entre tous. Puis il aperçut à son comptoir, l’aubergiste, ou plutôt l’effroyable masse de graisse et de suif dont le sommet présentait un masque grimaçant. Et ce masque avait l’air content, car les affaires semblaient des affaires d’or ce soir-là ! Mais le masque, en apercevant Flambard, parut se crisper, la grimace de joie, devint une grimace d’effroi, et les couleurs vives du masque prirent subitement une teinte blanchâtre.

Et l’entrée de Flambard ne parut pas seulement affecter le masque de l’aubergiste, mais elle parut créer une certaine sensation sur l’immense assemblée, ou tout au moins une certaine gêne ou un certain respect. Car les conversations perdirent de leur entrain, les rires s’éteignirent, et les yeux, après avoir à la dérobée toisé l’arrivant, se cherchèrent. Quelques gardes eurent même l’audace de flatter de la main la poignée de leurs épées… mais d’autres gardes, mieux avisés, leur firent un signe d’intelligence qui pouvait signifier :

— Si vous ouvrez le bal, tant pis pour vous, c’est vous qui danserez !…

Les épées furent donc laissées en paix, puis un silence relatif s’établit pendant que Flambard, bien tranquillement, s’avançait vers le comptoir. Mais constatant que la rumeur entendue à son entrée se mourait, et voyant des regards curieux s’attacher à sa personne, il s’arrêta au milieu de la salle, regarda autour de lui et prononça de sa voix nasillarde :

— Bonsoir la compagnie !

Et il continua sa marche vers le comptoir au fond de la salle.

De suite, après ces paroles de Flambard, les regards curieux, haineux ou malveillants s’étaient abaissés, et de suite la conversation avait repris, mais moins animée que l’instant d’avant maintenant on ne percevait que des murmures que des chuchotements.

Le sieur Delarose regardait venir Flambard sans savoir quelle contenance prendre vis-à-vis de ce grand diable qui, il se le rappelait trop bien, l’avait un jour envoyé rouler dans la rue au risque de le briser en morceaux.

Flambard s’arrêta devant le comptoir, sourit béatement et dit :

— Ah ! ça, monsieur l’aubergiste, je constate que vous vous portez à merveille ?

Cette salutation plut à l’aubergiste, ou du moins parut le mettre à son aise.

Il sourit très très largement et répondit :

— Très bien, très bien, monsieur Flambard, vous êtes bien honnête !

— Et vous, répliqua Flambard, vous seriez bien aimable de me faire servir à manger et à boire, car je suis pressé.

— Je vais vous faire servir de suite, sourit aimablement l’aubergiste.

— Mais je ne vois nulle place libre à ces tables, dit Flambard.

— Voyez cette salle, monsieur Flambard…

— Vraiment ? sourit Flambard.

— Je ne réserve cette salle qu’aux grands personnages !

— Mais c’est beaucoup d’honneur que vous me faites !

— Il vous est dû cet honneur, monsieur Flambard !

— Puisque c’est ainsi, j’accepte.

— Je vais vous faire conduire.

L’aubergiste appela un valet.

Celui-ci conduisit notre ami à la table principale placée au centre de la pièce, alluma un candélabre à vingt-quatre bougies bleues, et se tint à la disposition de cet hôte distingué.

Flambard avait à peine commencé d’énumérer les plats et les vins que requéraient sa faim et sa soif, que par-dessus le paravent, qu’un serviteur avait glissé devant l’arcade après l’entrée de Flambard pour empêcher les convives de la grande salle de voir ce qui se passait à leur gauche, un personnage haussa sa tête et prononça d’une voix grêle :

— Si monsieur Flambard voulait me permettre de le déranger…

Flambard se retourna, aperçut un visage ridé ravagé, encadré de cheveux blancs et longs, et qui grimaçait étrangement.

— Tiens ! tiens ! s’écria Flambard avec un sourire accueillant, ne dirait-on pas que je reconnais là l’image du père Croquelin ?

— Pour votre service, monsieur Flambard, et pour le service de monsieur le comte !

Flambard fit aussitôt un signe d’intelligence au vieux qui entrait, pour lui faire entendre qu’il y avait là un garçon de service et qu’il importait de surveiller ses paroles.

Le vieux saisit le coup d’œil de Flambard, et, courbé, bancal, racorni, portant la besace au dos, traînant après lui des lambeaux de vêtement, s’approcha de la table.

Flambard indiqua au miséreux une place en face de lui à la table qu’il occupait et dit au garçon :

— Double service !

Le serviteur se retira pour exécuter l’ordre reçu.

— Ah ! ça, père Croquelin, dit Flambard, me direz-vous d’où vous surgissez ? Ou bien étiez-vous en train de faire bombance céans cette auberge ?

Le vieux mendiant se mit à ricaner.

— Hélas ! non, monsieur Flambard ! Est-ce qu’il y a jamais bombance pour un pauvre gueux de mendiant tel que moi ? Bombance de misères