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LA BESACE D’AMOUR

cherche impatiemment certains indices sûrs qui me mettent sur la trace et me permettent de le tirer de l’embarras où il pourrait présentement être, et de l’arracher à un danger qui pourrait menacer ses jours et ceux de sa fille. Vous refuserez d’autant moins de satisfaire à mes désirs que vous-même, à ce que m’a conté un jour le père Achard, dévoué à ses intérêts, et ceci étant le jour des règlements de comptes venu, je peux vous assurer que vous ne serez pas oublié.

Le mendiant sourit avec béatitude, tandis que sa vieille face s’illuminait aux reflets du vin rouge qu’il se plaisait à boire à petites gorgées comme pour en savourer tout le délicieux fumet. Flambard en fit autant. Une fois les coupes vides le vieux attaqua un pâté au poulet, puis commença le récit suivant :

— « Je m’imagine bien que vous ne connaissez pas tous les détails de cette affaire, tout sorcier que vous pouvez être, pour la bonne raison que vous vous trouviez à cent lieues d’ici en train d’occire de l’anglais. Et moi, si j’ai pu apprendre quelque chose, c’est bien grâce à la bonne Providence. C’était au commencement du mois dernier, je revenais de Saint-Augustin ; et c’était, la nuit, pleine de lune, douce, sans brise, silencieuse. Je cheminais lentement vers la cité. Une fois, à un point où je croyais me trouver non loin des murs, je m’arrêtai surpris ; je regardai autour de moi et, je ne sais par quelle distraction, je m’étais engagé par un sentier sous bois croyant faire un raccourci, et je me trouvai sur le chemin qui menait à l’habitation de madame de Ferrière. Autant que je pouvais préciser mes souvenirs des paysages environnants je crus me trouver fort peu éloigné de cette habitation.

— « Bonne sainte Vierge ! me dis-je un peu dépité, ai-je fait fausse route d’une couple de lieues ? Mais oui… je me reconnais bien ! Décidément, ma vieille boussole ne va plus…

« J’allais me remettre sur la bonne voie, lorsque par delà un bosquet — et j’en frissonne encore d’émoi, j’aperçus une lueur rougeâtre mêlée d’une fumée noire s’élever, grandir, monter. Puis une autre lueur… puis une autre encore. Et des flammes plus claires jaillissaient en crépitant. Se confondant aux crépitements inquiétude et effroi. Instinctivement, je m’élançai sur la route de toute la vitesse de mes vieilles jambes dans la direction de l’incendie. Je me ruais, pour ainsi dire… et je m’arrêtai, haletant, épouvanté, un quart d’heure après devant la maison et les dépendances de madame de Ferrière que le feu consumait. Mais comment ces trois constructions assez écartées l’une de l’autre pouvaient-elles brûler en même temps, alors que pas la moindre brise ne soufflait ?… Mais je ne m’arrêtai pas à chercher une solution à ce problème, toute mon attention se portait sur l’incendie que je regardais comme une chose inouïe, impossible, à ce point que je commençai de penser que j’étais l’objet d’un rêve effrayant ou d’un cauchemar. Je n’entendais plus de cris, je n’apercevais aucune silhouette humaine dans le grand cercle de clarté décrit par le feu. Puis tout acheva de se consumer lentement, sinistrement…

« Je m’étais arrêté sur la route devant le parterre qui précède l’habitation, et derrière moi s’élevait la pente douce d’un bois. Je demeurais comme inconscient devant ce spectacle, lorsque je crus percevoir un faible gémissement qui me sembla venir de l’orée du bois à quelques verges du point où je me tenais. Je m’avançai avec précautions, j’étais craintif et tremblant. Non que j’eus peur pour moi-même, mais je redoutais de me trouver en face de quelque chose d’horrible. Le gémissement s’accentuait à mesure que j’approchais au travers de la brousse. Et je m’arrêtai, très chancelant, devant une silhouette humaine qui gisait, face contre terre, écrasée aplatie entre deux bouquets de saules. Je me penchai… mais dans l’ombrage des bois je ne pouvais distinguer nettement cette forme plutôt imprécise. Les gémissements s’étaient, tus… mais j’entendais cet être humain râler, suffoquer.

« Qui est là ? demandai-je d’une voix si troublée et si altérée que je ne pus reconnaître cette voix qui était la mienne.

« Je vis une tête se tourner péniblement, puis une face noire de fumée, presque horrible me regarder. À travers la feuillée des arbres un mince rayon de lune obliquait, je pensai reconnaître cette figure effrayante et je ne pus retenir une exclamation d’épouvante et de stupeur à la fois.

« À mon cri, une voix que je pus reconnaître parfaitement bien, bégaya : Ô mon Dieu !… père Croquelin !

« Je me laissai tomber à genoux en gémissant cet homme, c’était monsieur de Maubertin !

— Et il vivait encore ! balbutia Flambard très ému.

— Comme il vit encore, répliqua le mendiant. Mais il avait laissé retomber sa face dans les herbes. Je me penchai sur lui. Monsieur le comte, dis-je, dites-moi ce qui s’est passé !

« Il me regarda encore, sourit et dit d’une voix à peine distincte : Mon bon Croquelin, savez-vous si ma fille est sauvée ?… Oh ! ma fille ma fille !… sauvez-la, père Croquelin!

« Où est-elle, votre fille ? demandai-je avidement.

« Je l’ai arrachée des flammes, répondit le comte… elle est là… par là, quelque part… Il esquissa un geste vague, puis il retomba, gémit lourdement et se tut.

« Je voulus me faire préciser l’endroit où était mademoiselle de Maubertin, mais le comte ne répondit pas. Je le secouai, il demeura immobile, inanimé. Je poussai un cri terrible, je le crus mort.

« Puis comme un fou je me mis à fouiller le bois, la route, tous les alentours pour découvrir mademoiselle de Maubertin. Je cherchai un quart d’heure inutilement. Là où s’élevaient l’habitation du comte et les dépendances on ne voyait plus qu’une fumée blanche s’élever lentement et verticalement vers le ciel pâli par la clarté de la lune, et des cendres lumineuses. Je revins vers le comte. À ma grande surprise, je le trouvai debout, chancelant, frissonnant, se retenant difficilement aux faibles branches des saules.

« Ma fille !… avez-vous trouvé ma fille, père Croquelin ? s’écria le comte.

« Mais avant que j’eusse pu préparer une réponse, il s’écrasa lourdement à la même place. Je le secouai encore. Il se mit à gémir lamentablement.

« Monsieur le comte, murmurai-je, à son oreille, pour calmer l’effroyable douleur de ce