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LA BESACE D’AMOUR

un peu, s’il eût été moins intelligent, il se fût laissé appeler Monsieur de Bigot. Non… François Bigot était doué d’une haute intelligence, intelligence qu’il aurait pu faire si admirablement servir à son pays ; malheureusement sa nature perverse causa son propre malheur et celui de la Nouvelle-France.

Donc l’intendant s’entretenait avec Mme  Péan dont il admirait la grâce et les charmes.

Non loin de là on voyait le sieur Péan, très richement paré, très hautain. Il affectait les airs d’un grand seigneur et ne s’accolait autant que possible qu’à la plus élégante noblesse. Sa marotte — pour ne pas dire sa passion — était la recherche des jeunes femmes des plus jeunes et des plus belles. Chose assez singulière, les grâces de Mme  Péan semblaient le laisser indifférent ! Peut-être y avait-il mobile ! Peut-être ménageait-il ces grâces divines à M. François Bigot dont il était l’un des protégés et l’un des courtisans !

Et le sieur Cadet… Il était là, naturellement un peu ivre, parcourant les groupes, échappant des plaisanteries très lourdes dont il riait tout le premier ; il allait, un peu sot d’allures, mal dégrossi encore, car malgré l’épée, la culotte de soie, la perruque, le sieur Cadet ne parvenait pas à se débarrasser de ses manières de boucher brutal et vulgaire.

Et sieur Deschenaux, secrétaire de l’intendant sombre, tout de noir vêtu, sans ornements, sans parures, qui semblait faire la cour à une petite femme blonde, pâle quand même sous ses rouges, un peu trop maigre, étalant une profusion de pierres précieuses, enfoncée dans un large fauteuil sous les parfums suaves qui tombaient d’un magnolia. Cette jeune femme, ou mieux cette jeune fille, c’était Mlle  Pierrelieu, unique enfant d’un très riche commerçant. On disait alors que M. Deschenaux allait bientôt en faire sa femme et devenir peu après l’associé de son beau-père, mais tout en demeurant le secrétaire et le factotum de l’intendant.

Enfin, pour ne pas nous éterniser dans ces présentations on pouvait remarquer, ô stupeur ! parmi cette foule bigarrée, dans ces toilettes plutôt tapageuses, au sein de ces personnages puant le vice, oui, on remarquait le notaire-royal, maître Lebaudry ! Mais il n’était pas là pour son plaisir… il était là pour affaires, appelé qu’il avait été par le sieur Cadet. Maître Lebaudry, toujours très gras, était assis près d’un guéridon avec son domestique, Germain, qui, debout, derrière le fauteuil de son maître, droit, grave, solennel, se tenait prêt à répondre au premier appel, au premier signe. Le notaire dégustait lentement un verre de vin tout en discutant certaines affaires avec un gros personnage, aux airs d’importance, qui n’était autre que le commerçant très riche : M. Pierrelieu. Peut-être ce haut bourgeois était-il en train de discuter avec le notaire les termes du contrat de mariage de sa fille avec le sieur Deschenaux !

Or, tandis que la joie, le bonheur, le plaisir étaient partout, sur ce monde doré dans l’éblouissement des lumières, dans l’atmosphère chargée de senteurs exquises, planait l’harmonie d’une musique douce et langoureuse. Cette musique partait d’un recoin de la salle des festins, de sur une estrade entourée de fleurs et de plantes, et c’était celle d’une viole et d’un rebec. À cet instant, la viole et le rebec jouaient la romance qu’avait entendue la veille au soir Mlle  de Maubertin chez la mère Rodioux.

Mais on ne pouvait voir les musiciens dérobés qu’ils étaient derrière le rideau de fleurs et de plantes. Mais en jetant un œil indiscret par-dessus ce rideau on pouvait reconnaître le père Croquelin, avec sa besace au dos, avec ses haillons, sa même vieille face ridée, ravagée, mais pleine cependant d’extase, illuminée de toute la poésie et de tout l’art qu’il s’appliquait à donner à son archet et à son instrument.

Mais l’autre musicien, le joueur de rebec… ce n’était pourtant pas Flambard ! Non… c’était un vieux mendiant aussi, à cheveux tout blancs et fort longs qui tombaient sur ses épaules, misérablement vêtu, portant également la besace, le visage émacié, rayé de rides profondes !… Mais pourtant… cette besace qu’il avait à son dos, ne ressemblait-elle pas à la besace du père Achard… à la BESACE D’AMOUR ?… N’importe ! Les deux musiciens semblaient pris aux charmes de leur propre musique, ils paraissaient s’en enivrer.

Chaque fois qu’ils terminaient soit l’air d’une romance connue, soit l’air d’une danse en vogue à cette époque, soit encore une marche vive et joyeuse pour attaquer un air nouveau, un serviteur s’approchait avec un plateau portant deux coupes immenses remplies d’un vin mousseux que les deux ménétriers se gardaient bien de refuser. Puis la musique reprenait…

Dans les salons la conversation devenait plus animée, la joie grandissait. De temps à autre des valets circulaient avec des coupes pleines de vin, des corbeilles de beaux fruits. L’on vidait avidement les coupes, l’on savourait les fruits qui semblaient fondre dans les bouches.

— Cadet est vraiment grand prince ! fit une fois remarquer l’intendant Bigot avec un sourire quelque peu ironique, au moment où il venait de choquer sa coupe contre celle de Mme  Péan.

— Près de vous, monsieur l’intendant, minauda Mme  Péan, il n’est qu’un diminutif !

— Mais avouez que cette fête dépasse tout ce qu’il nous a offert jusqu’ici !

— Certes, mais cette fête ne saurait égaler encore celles que vous donnez à vos amis !

— Ce qui dépare un peu ses fêtes, reprit Bigot avec un sourire dédaigneux, c’est son attitude : il est toujours demi soûl !

— Il aime tant s’égayer, monsieur l’intendant.

— Mais il en perd pas mal de dignité devant l’admirable société de ces jolies dames dont vous êtes la reine !

— Oh ! il sait se faire pardonner à l’occasion !

— Vraiment ? fit Bigot avec un sourire ambigu.

— Il sait, quand il veut se montrer le plus galant des gentilshommes.

— Mais il n’est pas gentilhomme, madame ! répliqua Bigot avec un air pincé.

— Je sais bien, mais il en prend tout de même les airs.

— De bien faux airs, madame. Tenez ! voyez-le encore, il entretient monsieur Péan ! Ne dirait-on pas que ses gestes ont l’air de vouloir abattre quelque bête de somme ?

Mme  Péan se mit à rire et répliqua :

— Il faut tenir compte, monsieur l’intendant que la nature de l’homme ne se refait jamais !

Bigot se mit à ricaner.