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LA BESACE DE HAINE

à la fin de juillet d’une fièvre maligne. Oui, mon ami, cette fièvre, m’assure-t-on, a tué le cher comte en trois jours !

— Oh ! oh ! s’écria Deschenaux avec ravissement, est-ce que le ciel enfin se met d’accord avec nous ?

— Je le pense, sourit avec sarcasme l’intendant. Nous voilà donc défaits de tous nos ennemis, puisque tu tiens en ton pouvoir Héloïse de Maubertin depuis deux mois.

— Héloïse Vaucourt, voulez-vous dire ? sourit cruellement Deschenaux. Vous vous trompez en disant que je la tiens en mon pouvoir ; dites plutôt en celui de mademoiselle Pierrelieu.

— Ta fiancée ?

— Hélas ! si elle n’était pas si jalouse !

— Bon, bon, je vois ce que c’est, se mit à rire sourdement Bigot ; par crainte que tu ne t’amouraches de la belle Héloïse, elle t’en défend l’approche !

— Hélas ! je ne peux même la voir.

— Et tu enrages ?

— Dame ! n’est-ce pas un morceau à prendre du bout des doigts ?

— Peut-être, sourit l’intendant. Quand il s’agit de femmes, c’est comme des jouets : il faut tenir compte du goût !

— Vous n’allez pas me faire penser qu’Héloïse vous déplairait ?

— Déplaire, en ce sens est un mot forcé. Mais quel plaisir à trouver avec des prudes de cette sorte ?

— Vous n’aimez pas déchirer les soies fragiles ?

— Mon ami, j’aime le confort à table et me servir sans effort.

— Pourtant, plus on a de peine à acquérir un bien longuement envié, mieux on le goûte une fois qu’on le tient !

— Je ne dis pas. Vois-tu, moi, je préfère qu’un fruit me tombe dans la bouche plutôt que de me le mettre de force sous la dent.

Ces paroles font voir un côté du caractère de cet homme, qui s’efforçait en tout temps, partout et en tout de faire venir à lui les meilleures choses de ce monde. Il s’efforçait sans laisser voir l’effort. C’était la vanité de cet homme excessivement actif et travailleur. Il voulait qu’on pensât que sa seule personne possédât l’aimant de lui attirer femmes et fortune. Il affectait donc de mépriser la femme — telle Héloïse de Maubertin — qui, honnête et vertueuse, évitait le contact de ces hommes de la débauche. Par contre il admirait, s’il ne l’adorait pas, Mme Péan qui, moins farouche, se jetait dans les bras des hommes qui pouvaient lui conférer les honneurs et apporter à son mari la fortune.

Et Deschenaux, qui connaissait parfaitement son maître, répondit avec un sourire sardonique.

— En ce cas, monsieur l’intendant, si je me réserve ce fruit, je compte bien que vous n’en éprouverez aucun mécontentement !

— Comment donc ! s’écria Bigot en riant. Mais c’est une proie qui t’appartient, tu en es seigneur et maître, et bien osé celui qui en réclamerait une part !

Il s’arrêta pour demander, narquois :

— Ne vas-tu pas t’exposer aux colères de mademoiselle Pierrelieu ?

— Mademoiselle Pierrelieu ? fit Deschenaux avec dédain. J’en suis fatigué, énormément lassé !

— Mais elle est ta fiancée, malheureux !

— Hé ! quand serait-elle ma femme, vais-je lui devenir esclave ?… à moins que j’en fasse ma servante !

— Elle ne sera que ce que tu la feras toi-même !

— Eh bien ! elle sera ma servante…

— Oh ! mais elle résistera d’abord.

— Tant mieux, je veux la briser !

— Bon, je vois, sourit Bigot, tu as décidé de casser les premiers liens.

— Justement. Je ne sais pas encore comment je m’y prendrai, mais je réussirai. Car, voyez-vous, Héloïse, une fois libre de ses propres liens, je me présente !

— Veuve et orpheline, dit Bigot, de plus, riche de la fortune de son père… je te félicite, ami !

— Merci. Maintenant je me rends chez Hortense si mes services près de vous ne sont plus requis.

— Non, plus du tout, ami. Bonsoir.

Deschenaux quitta le salon et le Palais.


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Pauvre Héloïse de Maubertin, veuve et orpheline ! Et, devenue la proie de bêtes fauves, elle n’aurait personne, pas un ami peut-être, pour la protéger ou la défendre !

Et, de fait, depuis deux mois elle était tombée entre les mains de ses ennemis, ou mieux entre les mains des ennemis implacables de son mari, Jean Vaucourt.