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ble d’être emporté d’assaut par les Anglais, il avait offert le concours de son bras.

Et dans une conférence avec M. de Vaudreuil il avait dit :

— Monsieur le marquis, durant la campagne il ne restera à Québec que des femmes, des enfants et quelques vieillards. Un capitaine et ses gardes n’y auraient pas même de quoi à s’y désennuyer, sans ajouter que le pays a besoin de nous. Je confierais donc l’administration et la surveillance de la cité à M. Bigot qui a pour le seconder ses gardes et cadets.

Le gouverneur avait accepté cette proposition à la plus grande joie de Bigot qui, une fois encore, réussissait à garder près de lui ses gardes et cadets, qui formaient une compagnie de soixante jeunes hommes commandée par le vicomte de Loys et le chevalier de Coulevant. C’était un déshonneur et une honte de garder en la cité pour y continuer leur vie de dissipation de jeunes soldats et de jeunes officiers, quand on envoyait à la guerre des époux, des pères dont beaucoup dépassaient l’âge mûr. Mais Bigot et consorts étaient au-dessus du deshonneur et de la honte : c’étaient deux mots qui étaient rayés de leur vocabulaire et de leur conscience.

Jean Vaucourt, à la tête de ses gardes et d’un bataillon de miliciens, était donc parti pour Carillon.

Alors de Loys avait dit à Bigot :

— Maintenant que votre vengeance est à peu près satisfaite ou en bonne voie d’être satisfaite, il importe de satisfaire la mienne !

— C’est juste, avait répliqué Bigot. Tu veux la femme de Vaucourt ? Eh bien ! prends-la. Je te fais lieutenant de police et tu pourras agir à ta guise sans qu’on ait à redire.

De Loys triomphait !


— III —

L’ENLÈVEMENT


Il y avait deux mois que Jean Vaucourt avait fait ses adieux à sa femme et qu’il avait embrassé, avec des larmes aux yeux, son jeune enfant âgé d’à peine dix mois, êtres chers qu’il avait confiés aux soins dévoués du père Croquelin, l’ancien mendiant.

Depuis au delà d’un an Jean Vaucourt habitait avec sa petite famille, rue Saint-Louis, cette maison même qui avait appartenu à Cadet, en cette même maison où Héloïse était demeurée quelques semaines en compagnie de Marguerite de Loisel. Michel Cadet avait vendu cette maison à M. de la Bourlamaque qui, un peu plus tard, l’avait cédée au capitaine des gardes. Nous savons que le Capitaine des gardes possédait des appartements au Château Saint-Louis et qu’il y pouvait domicilier avec sa famille durant le terme de ses fonctions, mais Jean Vaucourt et sa jeune femme avaient préféré un petit nid d’amour tout à eux seuls. Ils n’avaient pu souffrir plus longtemps le contact journalier des huissiers, maîtres d’hôtel, valets de chambre, enfin toute cette domesticité nombreuse et obséquieuse qui composait la maison du gouverneur de la colonie. Ils avaient quitté leurs appartements du Château en emmenant comme unique serviteur le brave père Croquelin.

Durant plus d’une année Jean Vaucourt et sa femme avaient vécu tout à fait heureux, enfouis dans les douceurs de leur amour ardent et profond. En l’automne de 1757 était venu un enfant, un tout petit être de chair rose, un petit ange qui avait été le fruit tant désiré de cet amour, et qu’on avait baptisé sous les prénoms de Jean-Laurent-Adélard, prénoms que portaient respectivement le capitaine, Flambard et M. de Maubertin.

Que de beaux jours et que de soirées exquises on avait vécus dans ce petit salon où Héloïse et Jean Vaucourt avaient été jadis les acteurs d’un drame terrible, alors que Marguerite de Loisel avait frappé d’un poignard le vicomte de Loys qui l’avait voulu outrager en présence du munitionnaire Cadet. Mais la vertu d’Héloïse et l’ange qu’elle avait mis au monde avaient, pour ainsi dire, purifié cette maison en laquelle le crime et l’orgie avaient vécu.

Jamais peintre n’aurait trouvé plus belle et plus poétique composition que le groupe formé, dans ce petit salon, par Jean Vaucourt, sa jeune et belle femme et le petit ange qui babillait ! Et, plus loin, plongé dans un grand fauteuil, les pieds sur les chenets, le père Croquelin, soit de la viole ou du rebec, exécutait de douces mélodies qui s’harmonisaient si bien avec les mélodies amoureuses qui chantaient dans les cœurs du jeune ménage.

Tout l’intérieur de la maison avait été aménagé et décoré à neuf, et il ne gardait plus rien de ressemblant avec cet intérieur qui avait encadré Marguerite de Loisel.

Au-dessus de la cheminée de marbre blanc