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LA BESACE DE HAINE

Héloïse, qu’on avait rendue libre de ses mouvements quelques minutes avant d’arriver à la maison du négociant, voulut répondre aux paroles de Mlle Pierrelieu ; mais de suite une grande angoisse la saisit à la gorge en entendant le roulement rapide de la berline qui reprenait la route de la cité.

— Mon enfant… mon enfant… qu’en fait-on ?…

Un terrible pressentiment la frappa au cœur. Mlle Pierrelieu allait essayer de la rassurer par quelque mensonge, quand la femme perdit tout à coup l’équilibre… Elle s’évanouit dans les bras de M. Pierrelieu qui s’était porté à son appui.

La berline roulait vers la cité où elle emportait l’enfant d’Héloïse et de Jean Vaucourt. Lorsqu’elle eut traversé de nouveau le faubourg Saint-Roch, elle passa tout droit devant la Porte du Palais, tourna le cap et s’engagea dans les ruelles sombres et malpropres qui s’entremêlaient au pied de la falaise. Puis elle passa au travers de bicoques et de masures pour s’arrêter devant l’un de ces taudis, qui semblait s’aplatir et ramper sous le Fort Saint-Louis qui le dominait.

L’un des hommes ou séides du vicomte de Loys descendit de la berline avec l’enfant toujours endormi et frappa rudement dans la porte basse et étroite.

— Qui est là ? demanda une voix quelque peu éraillée de l’intérieur de la masure.

— C’est l’enfant dont vous avez accepté la charge, répondit l’homme.

— Bien, bien, j’ouvre.

L’instant d’après la porte grinçait et s’ouvrait pour encadrer une ombre humaine, tout à fait indécise dans l’obscurité, qui reçut l’enfant. Puis la porte de la masure fut refermée et la berline, cette fois, regagna la haute-ville.

En quelles mains était tombé l’enfant de Jean Vaucourt et d’Héloïse de Maubertin ?… C’est ce que nous saurons exactement plus tard. Pour le moment, nous ne pouvons que reprendre la suite de notre récit, en revenant à ce soir d’octobre 1758 et en la taverne de la mère Rodioux.


— IV —

L’EMBUSCADE


Deschenaux avait dit aux deux bravi :

— Dix heures… au bois de Sillery…

À neuf heures, Pertuluis commanda un dernier carafon que lui et son « écuyer » Regaudin burent tranquillement, puis tous deux quittèrent la taverne pour aller accomplir leur nocturne et lugubre besogne.

Les deux compères titubaient légèrement et leur langue avait l’air de s’empâter quelque peu.

— Pertuluis… bredouilla Regaudin, avant de me rendre là-bas, je voudrais me confesser !

— Ventre-de-grenouille ! grogna « le chevalier », crois-tu aller chez le diable que tu veuilles demander l’absolution de tes péchés ?

— Il est vrai que j’en ai peu sur la corde et qu’ils ne sont pas bien lourds, puisque la corde ne me paraît pas fléchir encore ; mais voilà, tuer comme ça un pauvre blessé…

— Ah bah ! deviens-tu un peu bigot, pauvre Regaudin… un pauvre blessé qui, peut-être, ne demande qu’à mourir ! Cet aimable Deschenaux n’a-t-il pas dit que c’était un acte charitable de notre part ?

— L’a-t-il dit ? Je ne me rappelle plus. Tout de même je n’ai pas très confiance en ce monsieur Deschenaux. Il n’est pas le pape, j’imagine, et il ne peut avoir le pouvoir d’absoudre ! Car je sens moi, tout charitable que peut être cet acte, qu’il n’en constitue pas moins un péché mortel !

— Es-tu fol ou saoûl, pauvre Regaudin ? répliqua Pertuluis. Ce péché, si péché il y a, ne peut être que véniel, puisque l’homme est à demi mort.

— Tiens ! tu as peut-être raison, je n’avais pas pensé à cela !

— C’est pourtant bien simple de raisonnement. Je conçois qu’il y aurait péché mortel à lui enlever sa vie entière ; mais vu qu’il n’en a plus que la moitié…

— Oui, oui, mon cher Pertuluis, tu parles comme un théologien, et j’admets que ce ne sera qu’un péché véniel.

— Et, par le ventre de Bigot ! Regaudin, si tu as un péché véniel qui t’embarrasse un tant soit peu, fie-toi à moi, j’ai pouvoir d’absoudre ces petites bêtes-là !

— Merci, mon vieux, je me sens déjà soulagé. Tout de même, je crains bien qu’il n’y ait quelque chose de mortel dans cette affaire que nous avons entreprise, j’en ai comme le pressentiment !

— Est-ce la peur que tu entends par pressentiment ?