Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/35

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conçut une puissante jalousie. Et cette jalousie fit éclater une scène terrible.

Il y avait trois semaines qu’Héloïse était devenue la prisonnière de Mlle Pierrelieu. Il est vrai de dire que la jeune fille ne manquait ni de soins attentifs ni d’égards pour la jeune femme, veillant seulement à ce que celle-ci ne sortît pas de la maison. Et pour réconforter la jeune femme qui ne cessait de gémir sur son sort et celui de son enfant, Mlle Pierrelieu essayait de lui faire croire qu’un grand danger la menaçait elle et son enfant, et que les circonstances dont elle se plaignait n’étaient que des précautions prises par de ses amis pour les protéger. Et elle assurait la jeune femme que, aussitôt le retour de son mari de la guerre, elle et son enfant seraient hors de tout danger et réunis. Et Mlle Pierrelieu était si sincère, du moins en apparence, et elle se montrait si affable et si dévouée auprès d’Héloïse, que celle-ci finissait peu à peu par échapper à la défiance et se laisser vivre dans l’espoir.

Certains jours où Héloïse avait pleuré et gémi sur sa séparation d’avec son enfant, Mlle Pierrelieu avait dit avec un accent de vérité et de compassion :

— Madame, je vous affirme encore que votre petit est entre bonnes mains. Je le vois très souvent. Il est tout gaillard et tout heureux.

Or, Mlle Pierrelieu, pour mieux endormir la défiance et les soupçons de la jeune femme et, en même temps, pour l’égayer, l’invitait à toutes les réceptions d’amis qu’elle donnait. Fût-ce une unique visiteuse ou un simple visiteur, Mlle Pierrelieu entraînait Héloïse au salon. C’est de la sorte que la jeune femme avait à plusieurs reprises passé la veillée entre Mlle Pierrelieu et Deschenaux. Et celui-ci, depuis qu’il avait remarqué la beauté et la distinction de la jeune femme, donnait plus d’attention à sa toilette et affectait une courtoisie et une aménité que ne lui connaissait guère Mlle Pierrelieu. Car, disons-le, Deschenaux avait un tempérament plutôt rude et brusque, tempérament qu’il échappait très souvent même en la plus belle société.

Mlle Pierrelieu n’avait pas manqué de saisir ces petites transformations chez le secrétaire de l’intendant, et de suite le vilain embryon de la jalousie avait commencé de se développer.

Un soir qu’elle avait reçu plusieurs visiteurs de marque, au nombre desquels était Cadet, elle avait été très piquée de voir son fiancé, le sieur Deschenaux, ne s’occuper uniquement que d’Héloïse. Naturellement, celle-ci eût bien voulu mille fois se voir ailleurs, mais elle essayait de se soumettre à l’inévitable. Oui, Deschenaux avait tenu compagnie à la jeune femme toute la veillée, sans même regarder une fois Mlle Pierrelieu, qui avait été contrainte de souffrir les calembours grossiers de Cadet et les calembredaines de quelques autres lépreux. Elle en avait été si mortifiée qu’elle voulut, après le départ de ses visiteurs, sermonner d’importance le volage fiancé. Elle le retint donc après que tout le monde fût parti et qu’Héloïse fût remontée à sa chambre.

— Monsieur Henri-Gaspard, commença-t-elle gravement et en fronçant ses beaux sourcils noirs, vous paraissez oublier depuis trois semaines que vous m’êtes fiancé et que nous nous marierons dans trois mois !

— Ma toute belle, répondit Deschenaux en riant, vous me paraissez devenir jalouse, et vous oubliez que je n’aime pas les jaloux et encore moins les jalouses !

— Henri, répliqua Mlle Pierrelieu, les lèvres tremblantes de colère, vous me faites une réponse évasive, ou plutôt vous ne répondez pas du tout à ma question : donc vous êtes coupable !

— Hortense, ricana Deschenaux, vous n’avez pas nié que vous n’êtes pas jalouse : donc je vous déclare coupable !

— Ah ! vous continuerez donc de persifler, gronda Mlle Pierrelieu ; eh bien ! vous allez voir !

Elle courut à une tablette sur laquelle étaient étalés quelques bibelots, elle y prit une courte dague et, marchant vers une porte, elle répéta :

— Vous allez voir !

En même temps son regard farouche pesait longuement sur Deschenaux.

Lui, bondit jusqu’à la jeune fille et l’arrêta.

— Où allez-vous, Hortense ? demanda-t-il rudement.

Il ne riait plus. Ses yeux bruns, dont les sourcils se rapprochaient terriblement, dardaient sur la fragile Hortense un regard chargé de menaces.

— Où je vais ?… haleta Mlle Pierrelieu. Ah ! vous le devinez bien, je pense !

— Dites quand même ! ordonna Deschenaux.

Il essaya par un geste rapide d’arracher l’arme de la main crispée de la jeune fille.

Elle lui échappa.

— Ah ! ricana-t-elle, vous le savez bien au-