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LE ROMAN DES QUATRE

Croquelin : comme on m’a dit qu’il habitait ici, j’aurais juré que cette belle maison était la sienne.

L’ancien mendiant indiquait la maison en laquelle Deschenaux était entré l’instant d’avant.

— Cette maison ? fit le jardinier. J’en connais le propriétaire comme ma main : c’est le négociant de la haute-ville, monsieur Pierrelieu, qui l’habite avec sa fille.

— Monsieur Pierrelieu… connais pas !

— C’est tel que je vous dis.

— Oh ! je vous crois, je vous crois, mon ami. Merci bien. Je vais aller admirer ces belles demeures et ces parcs magnifiques, puis je retournerai à la ville pour aller frapper à la porte de monsieur Cadet, à Porte Saint-Jean.

Sachant ce qu’il désirait savoir, l’ancien mendiant s’éloigna en se dirigeant vers la maison de M. Pierrelieu.


Il passa lentement devant la grille ouverte et d’un regard perçant il scruta la physionomie de la maison, tout en pensant ceci :

— Que diable l’ami Deschenaux peut-il être venu faire ici à cette heure du matin ?…

Quand il fut arrivé à l’angle de la haute palissade qui entourait le jardin et le parc de la maison, le père Croquelin vit un passage à sa droite, et ce passage, longeant la palissade, semblait conduire à l’arrière de la maison. Le père Croquelin entendait venir de l’arrière des bruits d’ustensiles et des éclats de voix, en même temps que ses narines recevaient des odeurs de cuisine. Il enfila ce passage doucement pour s’arrêter la minute d’après derrière une grille entr’ouverte.

L’ancien mendiant put voir une cour traversée par une allée sablonneuse conduisant à une porte tout ouverte. Par cette porte ouverte il vit aller et venir des cuisiniers, des marmitons, des servantes. Il entendait un bourdonnement de conversations et de rires étouffés. Tout à coup une voix s’éleva pour demander :

— Hé ! là, Germaine, le bol de lait de la captive est-il tout paré ?

Le père Croquelin tressaillit.

À ce moment deux marmitons sortaient dans la cour portant une bouilloire fumante. Ils aperçurent le mendiant.

— Mes bons amis, pleurnicha le vieux, un morceau de pain pour un vieillard qui a bien faim… le bon Dieu vous le rendra !

— Si ce n’est qu’un morceau de pain, répondit l’un des marmitons, tu peux l’avoir. Entre là…

Il indiquait la porte de la cuisine.

Mais le père Croquelin, qui avait l’oreille aux écoutes comme l’œil aux aguets, entendit tout à coup résonner la grille fermant la palissade en avant de la maison. Il se douta que c’était Deschenaux qui repartait : et, comme il ne voulait pas le perdre de vue, il décida de retourner de suite sur l’avenue. Mais avant de s’éloigner il s’écria en tendant le poing aux marmitons effarés :

— Je vous demande pour l’amour du bon Dieu, et vous me répondez comme à un chien galeux ! Allez au diable ! je n’en veux pas de votre pain ainsi donné !

Il s’élança vers l’avenue et il arriva au coin de la palissade juste à temps pour voir Deschenaux reprendre le chemin de la ville.

— Allons, pensait le père Croquelin tout en suivant de loin le secrétaire de Bigot, ça n’a pas été long. Quand on fait d’aussi bon matin des visites aussi courtes, c’est qu’il y a anguille sous roche ! Et puis, n’ai-je pas entendu parler d’une « captive » ?… Si c’était madame Héloïse… j’en ai quasi le pressentiment ! Mais que diable pourrait bien lui vouloir ce Pierrelieu ?… Pierrelieu ! Pierrelieu ! se répéta le père Croquelin. Tiens ! tiens ! n’est-ce pas sa fille à ce bourgeois qu’on a fiancée à Deschenaux ?… J’avais oublié cela !… Mais alors, la captive… Non, non, je n’en serais pas étonné plus que ça ! Car qui dit Deschenaux dit Bigot, qui dit Bigot…

Tout à coup le père Croquelin se mit à courir ; il venait de voir Deschenaux lancer son cheval au grand trot. Mais du train qu’allait le cavalier il ne serait pas long que le père Croquelin l’aurait perdu de vue. Aussi, comme si la Providence se fût mise de la partie, un cabriolet dépassa l’ancien mendiant, un cabriolet qui s’en allait aussi vers la cité.

Le cocher, voyant courir ce mendiant, arrêta son attelage et, curieux, demanda :

— Ah ! ça, où courez-vous ainsi, le père ?

Le père Croquelin eut une idée.

— Voyez-vous là-bas ce cavalier ?… Il a perdu un objet sur la route, un objet que j’ai mis dans ma besace, et je voulais le rattraper pour le lui remettre.

— Ah ! ah ! se mit à rire le cocher, vous avez pensé que le cavalier serait généreux ?

— Tout juste. Aussi, si vous aviez la moindre envie de partager la récompense…

— Certainement, répliqua le cocher qui comprit. Embarquez, mon brave. Je ne vous garantis pas que nous rattraperons le cava-