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LA BESACE DE HAINE

fais-tu, Regaudin, tu as failli me faire crever la panse !

Flambard se mit à rire.

— Maître Regaudin, dit-il, a encore du rêve de la nuit dernière dans l’œil, il voit trouble !

Le jeu des-rapières devint plus rapide ; Pertuluis, que la colère excitait, reprenait l’offensive avec Regaudin qui voulut réparer sa faute.

— Pan !… cria tout à coup Pertuluis.

— Et pan !… riposta Flambard en éclatant de rire.

Pertuluis avait de la pointe de sa rapière atteint Flambard à la joue droite d’où un filet de sang avait jailli.

Mais Flambard, déjouant l’épée de Regaudin, réussit par un coup droit très rapide à enfoncer sa rapière de deux pouces dans le ventre de Pertuluis qui faillit s’affaisser.

— Ventre-de-cochon ! cet animal-là en veut donc absolument à ma panse !

— Tu en perds, Pertuluis, tu en perds ! cria Regaudin pour se venger de ce que lui avait dit son compère l’instant d’avant.

Pertuluis ne répliqua pas, mais son jeu devint plus serré et plus ardent ; et Flambard, qui ne s’était jamais mesuré avec les deux gaillards, commençait à penser qu’ils valaient un peu mieux qu’on avait dit. Il comprit que c’étaient deux rudes ferrailleurs qui pourraient bien lui donner du fil à retordre. Il avait perdu l’offensive qu’il ne semblait plus pouvoir reprendre, et à son tour il reculait, retraitait…

Mais il ne perdait pas son sourire ironique ni cessait-il de persifler :

— Décidément, mes maîtres, quelque bon diable — serait-ce cet excellent Deschenaux que la mère Rodioux semble vouloir embrasser ? — vous aura appris à manœuvrer une rapière !

Tout en ferraillant, Flambard avait surpris la mère Rodioux à faire des signes d’intelligence avec Deschenaux, puis il avait vu la tenancière s’approcher du secrétaire de Bigot, se pencher à son oreille… mais non pour l’embrasser, pour lui dire ceci seulement :

— Monseigneur, ce Pertuluis et ce Regaudin sont propres pour l’enfer qui les attend et où ce démon de Flambard va les envoyer à coup sûr. Or, si Flambard demeure vainqueur, vous êtes perdu aussi, et peut-être moi avec, et peut-être aussi une jeune femme très intéressante qui est là, dans mon logis, et qui vaut deux mille livres comme rien…

— Une jeune femme ? dit Deschenaux en tressaillant. Qui est cette jeune femme ?

— La fille du comte de Maubertin… mais c’est deux mille livres, monseigneur !

Deschenaux manqua s’évanouir d’étonnement et de joie.

— La fille de Maubertin ? murmura-t-il. Tu ne rêves pas ?

— Vous voyez bien que je suis éveillée, pardi ! puisque je vous demande deux mille livres !

— Deux mille livres ?… Certes, tu les auras. Où est cette jeune fille ?

— J’ai dit une jeune femme, et c’est deux mille livres, monseigneur, je vous le répète ! Car je sais que monsieur Flambard me les compterait, lui, rubis sur l’ongle !

— Prends garde qu’il ne te compte dix coups de sa rapière !

— Je sais ce que je dis. Est-ce entendu ? Ou faut-il que j’aille tirer ce bon monsieur Flambard par la manche de son habit ?…

— Attends… ne fais semblant de rien ! J’ai là quinze cents livres dans une bourse, elles sont à toi ! Aujourd’hui, demain, quand tu voudras, les cinq autres cents livres seront à toi… tu n’auras qu’à te présenter au Palais !

— C’est bien. La bourse ?…

Deschenaux tira une lourde bourse, celle peut-être qu’il avait promis de remettre à Pertuluis et Regaudin, et il la déposa dans les mains de la mère Rodioux qui esquissa une affreuse grimace de jubilation.

— À présent, reprit Deschenaux, dis-moi vite où est cette jeune femme et indique-moi par où je pourrai fuir avec elle !

À cet instant, Flambard avait le dos tourné à la cabaretière et à Deschenaux. Il retraitait toujours, renversant sur son passage les tables et les escabeaux pour embarrasser ses deux adversaires qui fonçaient sur lui avec une prodigieuse vigueur. Le père Croquelin suivait les combattants pas à pas, ne perdant pas un détail de la bataille, et assuré que Flambard méditait quelque coup qui enverrait chez le diable les deux grenadiers.

Le moment était donc opportun pour Deschenaux et la cabaretière de s’esquiver sans que leur sortie fût remarquée. La mère Rodioux conduisit Deschenaux à la cuisine et lui indiqua la chambre d’Héloïse.