Page:Féron - La corvée, 1929.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
55
la corvée

jouissait d’une grande considération dans la société et qu’il pouvait mettre en jeu des influences capables de faire rentrer dans l’ombre Barthoud. Or, porter une accusation contre Beauséjour pouvait être dangereux, et tenter de frapper Beauséjour c’était peut-être se frapper soi-même ! L’hésitation du Suisse fut de courte durée, car sa haine contre Beauséjour l’emporta. Il répondit :

— J’ai soupçonné un nommé Beauséjour…

Le colonel sourit.

— Un ami de Jaunart et du père Brunel ? fit-il interrogativement.

— Un ami de tous les glébards ! gronda Barthoud sous le souffle de la haine.

— C’est vrai. Aussi ce Beauséjour est-il connu et surveillé. Seulement un soupçon n’est pas une certitude et nous voulons être certains que c’était bien Beauséjour qui a travaillé à cette brèche sous le faux nom de Laroche. En êtes-vous sûr, lieutenant ?

— Non, mais je pense fortement que c’était lui.

— Pensez-vous aussi que le père Brunel l’ait reconnu ?

— Oui.

— Avez-vous interrogé le vieux ?

— Oui, mais il a refusé de me répondre la vérité.

— Aller l’interroger de nouveau et dites-lui que s’il veut dire la vérité il sera aujourd’hui même mis en liberté et il pourra retourner chez lui.

Barthoud alla immédiatement trouver le vieux paysan avec cet espoir fou que, pour acquérir sa liberté, le père Brunel dénoncerait Beauséjour. Il se trompait. S’il y eut parmi cette race de Canadiens des délateurs et des traîtres, ils furent peu nombreux ; et ceux-là qui travaillaient à la brèche, ces paysans, ces glébards comme se plaisait à les appeler Barthoud, n’étaient pas de ceux qui vendent leurs compatriotes et encore moins leurs amis.

En s’approchant du vieux maçon, le Suisse souriait. Il avait un air content très manifeste. Car il n’était plus inquiet à son propre sujet ; il se doutait bien maintenant, en dépit de la mauvaise note qu’on lui avait marquée, qu’on en voulait à Beauséjour, à Beauséjour qui prêchait dans le pays la rébellion, à Beauséjour qui osait narguer les autorités… Et puisqu’on en voulait à Beauséjour, lui, Barthoud, était tout disposé à prêter la main, car jamais en sa vie il n’avait ressenti autant de haine que celle qui le tourmentait contre le jeune patriote canadien.

— Père Brunel, dit le lieutenant, je vous apporte une bonne nouvelle.

— C’est bien, dites-la ! répondit le vieux sans interrompre son travail et sans regarder son interlocuteur.

— Voici : ces deux messieurs qui sont des officiers supérieurs, m’ont dit de vous donner votre liberté…

— Ah ! ils ont dit ça ? fit le père Brunel en interrompant sa besogne et en tressaillant de joie.

Toutefois, méfiant à l’égard du mercenaire, il plongea le rayon d’acier de ses yeux gris dans les regards astucieux de l’autre.

— Voyons ! reprit-il, répétez pour voir !

— C’est comme je vous ai dit, mais à une condition…

— En ce cas, s’il y a une condition, je n’en veux point de ma liberté, car j’imagine que votre condition est une chose malhonnête.

— Non, père Brunel, il n’y a rien de malhonnête. Est-ce malhonnêteté que de dire la vérité et surtout quand il s’agit de faciliter la tâche de la Justice ?

— Ah ! se mit à ricaner le vieux, si vous venez pour me parler de la justice anglaise, non, non, ne m’en parlez point, j’en ai assez !

— Calmez-vous et écoutez-moi.

— C’est bon, dites toujours ce que vous avez à dire.

— Ces officiers désirent savoir si, vraiment, c’est Beauséjour qui a donné la liberté à Jaunart.

— Je vous ai pourtant bien dit tout ce que je savais à propos de cette affaire, laissez-moi tranquille !

— N’oubliez pas, père Brunel, que cette affaire-là précisément aggrave votre cas.

— Ah ! allez-vous me dire qu’on peut me rendre responsable des actes des autres ?

— Responsable, oui…

— Ah ! comment donc ça ?

— Comme complice de Laroche dit Beauséjour.

Le père Brunel perdit patience.

— Tenez, laissez-moi la paix avec vos histoires, j’en ai plein le dos déjà !

Et durement il souleva une pierre qu’il