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la corvée

deux officiers et dit en esquissant un sourire de reconnaissance :

— Merci, messieurs ! Vous autres, au moins, vous avez du cœur…

Et le regard chargé du vieux s’arrêta, par ricochet, sur Barthoud ; les yeux des deux hommes se croisèrent et il sembla y avoir entre les éclairs qui jaillissaient des prunelles étincelantes comme un choc de foudre.

Tranquillement le père Brunel se remit à sa besogne, et, peu après, il paraissait travailler avec une certaine allégresse. La truelle était plus vive, plus rapide, et le mortier semblait couler sur la pierre. Gignac, à côté du vieux, savait poser la pierre qu’il fallait, et c’est pourquoi la maçonnerie avançait, la brèche rapetissait ; bientôt il faudrait dresser un échafaudage pour pouvoir atteindre la partie supérieure de la brèche. Les autres compagnons semblaient travailler aussi avec plus d’entrain ; ils se réjouissaient en eux-mêmes pour avoir entendu l’ordre donné à Barthoud par l’officier supérieur et surtout pour avoir vu tomber des mains du père Brunel l’ignominieuse chaîne. Et puis, quoi ! allait-on enfin rendre justice à des hommes de cœur qu’on voulait asservir ! Nul ne saurait dire le fol espoir qui, à ce moment, agita l’esprit de ces paysans qu’on avait brutalement arrachés à leur terre et à leur foyer. Tous pensaient que, une fois la brèche comblée, ils seraient libérés et renvoyés à leur famille. C’était cet espoir qui stimulait leur effort.

Lorsque Barthoud eut fait libérer les mains du père Brunel, les deux officiers s’écartèrent de quelques pas en signifiant au lieutenant de les suivre. Puis, là, celui qui portait des galons de colonel proféra à voix plutôt basse et sur un ton sévère ces paroles :

— Lieutenant, il semble qu’il y ait une mauvaise note contre vous… N’avez-vous pas laissé un homme s’échapper du cachot où vous l’aviez vous-même fait enfermer ?

Barthoud eut grand’peine à résister au coup que cette question lui porta au cœur.

— Messieurs, répondit-il d’une voix qui n’était pas du tout rassurée, je vous assure que je n’ai pas laissé l’homme s’échapper, c’est à mon insu et à ma plus grande stupeur qu’il a réussi à se tirer de là.

— Rien, en effet, n’est plus stupéfiant, sourit le colonel ; car nous sommes allés visiter le cachot et, ma foi, je ne pourrais croire qu’un homme qui y fût cadenassé eût assez de génie pour en sortir, à moins toutefois, que cet homme, ne pût mettre en jeu quelque sortilège.

— Mais il n’est pas sorti de là par son génie ou un sortilège quelconque, interrompit Barthoud.

— Je sais bien, puisque nous avons pu constater que le cadenas a été coupé à l’aide d’une lime, ce qui me porte à penser qu’une personne charitable est venue du dehors porter secours à votre prisonnier. Et dites-moi, savez-vous qui fut l’auteur de cette besogne ?

— Je l’ignore. La chose s’est passée dans la nuit. Tout le monde dormait, hormis les deux factionnaires chargés de surveiller les glébards.

— Ah ! c’est juste, il y avait ces deux factionnaires. Étaient-ce des soldats en qui vous aviez confiance ?

— Oui, monsieur.

— Ils n’ont pu se laisser corrompre ?

— Par qui ?

— Simplement par celui qui a délivré votre prisonnier.

N’y avait-il pas dans cette équipe un certain Laroche qui, cette même nuit, a déserté la caserne ?

— Oui, monsieur.

— Ne serait-ce pas l’homme qui a libéré votre prisonnier ?

— Je le pense.

— Et ce nom de Laroche, n’était-ce pas un nom d’emprunt ?

— Je l’ai pensé.

— Et quand avez-vous ainsi pensé ?

— Après l’affaire.

— Qui avez-vous soupçonne sous ce nom de Laroche ?

Barthoud hésita avant de répondre à cette question. Après avoir reçu l’ordre de libérer les mains du père Brunel, ordre qui l’avait stupéfié, il se demandait si les deux officiers n’étaient pas venus là dans le dessein de lui créer des ennuis. Et il avait cette mauvaise note sur son compte, comme avait dit le colonel. Et alors cet interrogatoire n’était-il point un piège qu’on lui tendait pour qu’il se compromît et qu’on pût ensuite lui retirer son grade de lieutenant et le congédier. N’y avait-il point là du Beauséjour ? Car Barthoud savait que le jeune étudiant était presque un personnage dans certains milieux, qu’il