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la corvée

mentait « des vieux » qui auraient dû mériter tous les égards. Il faisait tout ce qu’il lui était possible pour épargner au père Brunel des peines, et il était prêt à donner sa vie pour protéger celle de son futur beau-père. Mais à vingt-deux ans, si l’on est brave et courageux, on peut être aussi téméraire, et l’audace de Jaunart, son sang trop bouillant et un goût à la bravade le portaient à des gestes ou à des paroles propres à exciter la rage des tyrans. Au surplus, Jaunart n’aimait pas beaucoup l’officier en charge, et il ne pouvait se retenir de le narguer souvent ou de se moquer des maîtres du pays. C’est par sa nargue que, la veille de ce jour, il avait fait exploser la colère de l’officier, et lorsque celui-ci avait voulu lever la main sur le jeune homme, toute l’équipe lui avait tenu tête, et le père Brunel avait arraché à l’officier sa cravache. Les deux soldats qui accompagnaient l’officier avaient épaulé leurs fusils, et devant le geste les six forçats s’étaient contenus. L’officier, alors, avait proféré sur un ton menaçant :

Demain, j’aurai les soldats qu’il faut…

Il avait tenu parole : dix soldats aujourd’hui faisaient l’escorte et montaient la garde ; et lui, l’officier, certain qu’il possédait la force, se sentait dans une belle sécurité et, quelquefois, ses lèvres ébauchaient un sourire triomphant et cruel.

Mais cette force imposante et bien armée ne paraissait pas émouvoir Jaunart, et l’on eût pensé que, pour lui, dix soldats ne valaient guère mieux que deux. Aussi, tout en marchant vers la brèche, se permit-il de remarquer avec un accent moqueur qui lui était familier et coutumier :

— Hein ! père Brunel, ça ne prend toujours pas du monde humain pour nous envoyer à la brèche par une chaleur pareille !

L’officier entendit ces paroles.

— Toi, Jaunart, cria-t-il si tu tiens à garder ta tête sur tes épaules…

— Si j’y tiens, rétorqua Jaunart… Pardi ! autant que toi, le rouget !

— Silence ! commanda l’officier devenu blême de courroux.

— C’est bien, répliqua Jaunart, je me tairai si tu ne me parles pas… Mais si tu me…

Jaunart ricana sourdement et se tut.

L’équipe et son escorte continuaient leur chemin.

L’officier était un Suisse, jeune encore, ne dépassant guère 35 ans. Il était fortement charpenté et doué d’une force peu commune. Dans le pays le père Brunel, malgré son âge avancé, passait pour un homme fort, aux muscles d’acier, mais l’officier suisse s’imaginait le surpasser de toute sa différence d’âge, aussi bien, affectait-il de se moquer du père Brunel chaque fois que le vieux soulevait une grosse pierre.

Quand il était de bonne humeur il disait, en regardant le père Brunel lever avec efforts une pierre énorme :

— Moi, je vous lèverais ça d’une seule main…

Si le vieux ne répliquait pas, c’était Jaunart qui faisait la répartie :

— Vas-y donc, alors, grand rouget… vas-y donc pour voir !

Barthoud — c’était le nom de l’officier — se mettait à rire avec dédain ; puis il tournait le dos et allait se promener dans l’ombrage des remparts. Mais, si, d’aventure, il se trouvait d’humeur maussade, gare alors aux répliques outrageantes ou simplement goguenardes : il faisait siffler sa cravache.

Haldimand, originaire de la Suisse, avait engagé un bon nombre d’officiers et soldats de son ancienne patrie, et il mettait à la tête des escortes qui surveillaient les corvées, de ces soldats qui savaient la langue française, parce que « Les Glébards », ainsi que Barthoud appelait par dérision ces malheureux paysans, ne savaient pas la langue des maîtres du pays. Haldimand aurait bien pu confier ces postes à des officiers ou sous-officiers canadiens, mais il ne le voulaient pas par crainte que ceux-ci ne fissent des faveurs à leurs concitoyens trop durement traités. À tous ces soldats suisses, à qui on donnait un grade quelconque, on insufflait la haine et le mépris du paysan canadien. Chose assez curieuse : il arriva que les soldats anglais furent, à cette époque, moins barbares et plus humains que ces soldats suisses ou allemands, mercenaires sans vergogne qui affectaient de se poser comme les véritables maîtres. Ils affichaient une supériorité qui ne manquait de faire rire les Canadiens et les Anglais eux-mêmes. Chose plus curieuse : ces étrangers, s’étant raffinés, et ayant découvert que ce peuple canadien, si malheureux, était loin de manquer d’es-