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la corvée

nait, retournait. Chaque fois qu’il paraissait assez loin pour ne pas craindre que leurs voix fussent entendues de lui, les travailleurs de la Corvée échangeaient quelques paroles à mi-voix, et les soldats anglais n’y prenaient pas garde.

— Ah ! le gueux de rouget, grogna une fois Jaunart, ça me ferait plaisir père Brunel, de lui casser ce caillou-là sur la tête.

Il soulevait une pierre pour la poser sur le mortier que le vieux venait d’étendre de sa truelle.

— Je suis bien de ton idée, mon pauvre Manuel, sourit le père Brunel mais peut-être bien que ça ne te vaudrait pas grand’chose.

— N’importe ! ça vaudrait toujours bien le plaisir de lui descendre sa grosse cervelle dans les talons.

— Ah ! bien, remarqua narquoisement Gignac qui, avec Michaud, préparait le mortier, si vous pensez qu’il a la cervelle dans la tête… Et quant à l’avoir dans les talons, j’en doute encore… Moi je vous dis que si les autres rougets n’étaient pas là avec leurs fusils chargés, on ne trouverait dans les talons de Berthoud que de la peur pour le faire détaler.

On se mit à rire en sourdine.

Les deux autres, Saint-Onge et Malouin, apportaient sur leur boyard des pierres, et tous deux avaient l’air de se hâter afin que le père Brunel et Jaunart, qui faisaient la maçonnerie, n’attendissent pas.

Jaunart leur recommanda :

— Pas besoin de vous presser tant que ça, les gas, et encore moins de vous morfondre, et tâchez de prendre votre temps. Vous voilà tout en nage et vous allez vous tanner trop vite.

— Quant à moi, répliqua Saint-Onge en épongeant son front mouillé. J’ai bien envie de laisser tout le bataclan là.

— Quoi ! on est déjà dégoûté ? fit Jaunart moqueur.

— Qui ne le serait pas dégoûté, s’écria Malouin, quand on n’est plus traités comme des hommes, mais comme des bêtes de somme ?

— Pis que des bêtes de somme, fit à son tour Michaud… Au moins, quand elles sont dans le pré, les bêtes de somme sont libres, mais nous, à la caserne, nous sommes surveillés comme ici, la même chose. On est de véritables prisonniers.

— De vrais forçats de bagne, compléta Gignac.

— Oui, tout ça est bien trop vrai, soupira le père Brunel.

— Bas les amis, reprit Jaunart, on n’est pas ici pour la vie, vous n’avez pas besoin de vous faire du mauvais sang. Et puis, je vais vous dire plus que ça : avant longtemps, plus vite que vous pensez, tout ça va finir.

— Ce serait bien à souhaiter, soupira à son tour Saint-Onge.

Soyez tranquilles, poursuivit Jaunart qui parlait avec un accent de vérité qui mettait au cœur de ses compagnons une lueur d’espérance. Moi, je vous dis qu’on a des amis qui travaillent pour nous autres. On a des patriotes qui se démènent sans trop le laisser voir. Un bon jour, clac ! ça cassera… tenez, comme cette pierre !

D’un coup de marteau il fit éclater une grosse pierre.

— Chut ! souffla à cet instant le père Brunel. Voilà Barthoud qui revient !

On se remit à la besogne. Les deux boyardiers repartirent pour aller chercher d’autres pierres plus loin. Michaud et Gignac mêlaient le sable et la chaux. Dans la brèche Jaunart et le père Brunel enchâssaient les pierres. Le travail n’allait pas vite, et le mur était épais et la brèche profonde. N’importe ! on n’était pas pressé.

Barthoud vint s’arrêter près des deux maçons et dit sur un ton concentré :

— Vous Brunel et toi Jaunart, je vous dis une fois encore de ne pas trop parler. De là bas je vous ai entendus.

Il tourna aussitôt sur ses talons et reprit sa promenade en faisant claquer sa cravache sur ses jambières de cuir noir.

Lorsqu’il se fut éloigné, Jaunart rompit le silence. Bien, bien, on fera attention à sa langue. Oui, mais faut bien parler pour ses besoins… Eh bien ! alors, dis-moi, Michaud, où est la cruche à l’eau ?

— Là-bas au pied du mur, dans l’herbe.

— C’est bon, je vais la chercher. J’ai soif et le père Brunel aussi, je pense.

— C’est vrai, dit le vieux, je boirais un coup…

Jaunart s’éloigna pour revenir deux minutes après avec la cruche. Les deux brancardiers revenaient en même temps.

C’est ça, fit St-Onge, mouillons-nous un