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la corvée

Brunel, mais à ce morveux meilleur avec sa langue qu’avec ses bras.

Morveux !… Jaunart fit un bond et lança son poing dans la figure de l’officier. Sous le heurt le colosse chancela. Un cri rauque tomba de ses lèvres et, levant la main, cingla le visage de Jaunart d’un coup de sa cravache.

On entendit seulement un court sifflement…

Jaunart, sans un cri, sans même une plainte, saisit son visage à deux mains et demeura ainsi silencieux et immobile un moment.

Les autres regardaient encore, immobiles aussi, muets et indécis. De leurs fusils les soldats avaient mis en joue ces malheureux et n’attendaient qu’un geste de leur officier. Car instinctivement trois d’entre eux avaient saisi un outil : l’un un marteau ; l’autre une bêche ; le troisième, une barre vie fer servant à mouvoir les grosses pierres. Mais à quoi bon ces outils contre les fusils…

Barthoud, fier de son coup de cravache, ricanait, et cette cravache, il la tenait encore levée au cas où le jeune paysan oserait revenir à la charge.

Jaunart abaissa ses mains.

On put voir sa figure traversée par un sillon violet.

Le jeune homme regarda l’officier avec un air méprisant et dit :

— Ah ! ah ! rouget, tu es trop lâche pour te servir de tes poings…

Et tout à coup, avec la rapidité de la pensée il se rua en avant tête baissée et atteignit Barthoud dans l’abdomen. L’officier tomba comme une masse… Mais déjà les soldats se jetaient sur le paysan et le réduisaient à l’impuissance.

Décidément l’affaire se gâtait, et le père Brunel soupira fortement d’amertume, tandis que les autres compagnons se réjouissaient du bon coup que Jaunart venait d’appliquer au ventre du Suisse.

Cependant, ce dernier parvenait à se relever avec difficulté. Une fois qu’il eût réussi à tenir son équilibre, il fit entendre un rugissement de fauve et cria à ses soldats, désignant les autres compagnons de l’équipe :

Liez ces hommes et à la caserne… Marche !

À la caserne, il y avait une cave et dans la cave trois cachots rudimentaires, mais solides, auxquels n’arrivaient ni lumière ni air. On enferma Jaunart dans l’un de ces cachots.

Il était quatre heures.


IV

BEAUSÉJOUR


Le travail avait repris, plus lent, plus morne, plus docile.

Le père Brunel avait dit :

— Ça ne sert à rien de se rebeller, on n’est pas en force.

— C’est égal ! fit Gignac avec un air content, Jaunart a toujours bien fait un bon coup.

— Oui, mais il n’en tirera rien de bon, répliqua le père Brunel.

Si le vieux paysan parlait ainsi, c’est qu’il était prudent d’ordinaire et ne recommandait pas les moyens violents pour revendiquer les libertés dont les Canadiens avaient été dépouillés.

— C’est avec de la patience, les amis, qu’on arrive au bout de tout ! disait-il souvent.

En effet, le moyen était sage en attendant qu’on trouvât le vrai moyen pour faire cesser un régime tyrannique. Oui, mais cette patience il faut l’avoir jusqu’au bout. Jaunart avait aussi prêché la patience, mais il n’avait pu la tenir pour lui-même. Et le père Brunel saurait-il, lui aussi ménager cette patience qu’il recommandait à ses compagnons ?

— Tout de même, émit Saint-Onge, je me demande si on n’aurait pas dû empêcher ces soldats de renfermer Jaunart dans l’un des cachots de la caserne…

— Pour ma part, répliqua Michaud, j’aurais été prêt à le faire ; mais à quoi ça nous aurait servi, je vous le demande ? Les soldats nous auraient de suite assaillis de balles. Oh ! si on avait aussi des fusils, ça serait peut-être bien différent !

— Et des balles ! compléta Gignac. Oui, voilà bien ce qui nous manque, des fusils et des balles.

— Mes amis, déclara Malouin, chaque chose vient à son heure… Un jour qui n’est peut-être pas loin, on aura fusils et munitions en masse.

— Si on le voulait, reprit Michaud, on pourrait bien avoir tout ça de suite : on n’aurait qu’à faire risette aux Américains.