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Page:Féron - La corvée, 1929.djvu/16

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la corvée

courait, et très souvent il faisait le tour des chantiers, encourageait les malheureux soumis au joug de la corvée et faisait espérer des jours meilleurs et proches. Comme on pense, il était devenu populaire, respecté et admiré.

Admiré non seulement des misérables dont il prenait la défense, mais aussi et surtout des jeunes filles canadiennes et anglaises. Que de jolies « maidens », tout anglaises qu’elles étaient, n’eussent point dédaigné d’unir leur destinée à ce joli et brillant garçon ! Que de non moins jolies et exquises Canadiennes soupiraient à la vue de ce beau cavalier.

Au cours de ses tournées par les chantiers de construction, Beauséjour avait acquis une immense sympathie pour le père Brunel. Il estimait aussi Jaunart à cause de sa hardiesse. Et la nouvelle qu’on lui apprenait que ce pauvre Jaunart avait été jeté dans un cachot le révoltait.

— Mes amis, proféra-t-il sur un ton résolu, il faudra voir à sortir notre Jaunart de là, et pas plus tard que demain.

— Ce sera pas facile de le sortir de là, gémit douteusement le père Brunel.

— Bah ! sourit dédaigneusement Beauséjour, il ne s’agit que de savoir s’y prendre.

Il secoua en même temps sa tête et ses longs cheveux avec une énergie incomparable. Le père Brunel le regarda avec extase presque. Les autres, tout en travaillant lui décochaient aussi plus d’un regard admiratif. Quant aux soldats, qui n’entendaient pas un mot de français, leurs regards se fixaient avec une sorte d’étonnement et de respect sur ce jeune homme qui se donnait une allure de maître.

Au vrai, il affectait un air conquérant qui impressionnait, bien que sa mine n’offrit rien d’outré ni de fantasque. La jeunesse du temps d’ailleurs aimait à se donner une allure digne et fière et à se parer de distinction, pour répondre à la mine hautaine qu’affectait vis-à-vis d’elle une certaine classe de jeunes Anglais. Elle relevait la tête pour affirmer qu’elle appartenait à une race de belle et haute lignée, et qu’elle entendait marcher front haut sous le ciel de son pays. C’est de cette génération que naîtrait la belle file de tribuns et patriotes canadiens du 19e siècle.

Beauséjour attirait encore l’attention par la mise soignée de sa personne. À ce moment il portait avec grâce un costume de cavalier : tunique de velours noir sur veste grise, jabot de dentelle, culotte d’étoffe grise, bottes noires éperonnées et chapeau de feutre gris. Ses mains étaient gantées de brun, et sa main droite tenait une badine qu’il agitait en parlant.

Il allait reprendre la conversation, dire peut-être comment il espérait s’y prendre pour arracher Jaunart à sa prison, quand survint Barthoud. Le Suisse vit de suite le jeune homme de l’autre côté de la brèche.

— Hé là, vous, cria-t-il avec rudesse, passez votre chemin.

— Vraiment sourit moqueusement Beauséjour. Je voudrais bien voir comment vous me le ferez passer…

— Vous n’avez pas le droit de parler à ces hommes.

— Peut-être. Mais j’aurai celui de vous parler, et de vous parler haut et ferme, si vous le désirez. Du reste, je n’ai pas pour coutume de me cacher pour dire à un homme ce que je pense de lui.

Et audacieusement il s’approcha tout à fait de la brèche et sauta sur la maçonnerie, dominant de là les travailleurs, l’officier et ses soldats.

Le père Brunel et ses compagnons suspendirent leur travail et regardèrent le jeune homme avec stupeur.

Non moins stupéfié par une telle audace Barthoud essayait de foudroyer du regard ce qu’il aurait appelé « un jeune fanfaron ».

Les soldats guettaient un signe de leur officier, certains que celui-ci leur donnerait l’ordre de faire déguerpir l’importun.

Mais Barthoud ne songea pas à donner cet ordre, parce que déjà Beauséjour, tout en souriant, débitait un petit discours qui avait tout l’air d’intéresser le Suisse.

— Je pourrais tout aussi bien dire à ton maître, le sieur Haldimand, ce que je veux te dire. Je sais, d’ailleurs que, te le disant, ton maître le saura, ce qui revient au même. Et puis ce n’est pas ma faute, vois-tu, le sieur Haldimand demeure obstinément invisible à tous ceux-là qui ont le moindre désir de lui conter son fait. Voici donc : tu pourras lui dire qu’il mène un jeu bien vilain, et qu’il allume un feu qui le brûlera lui et tous ses sicaires. Quant à toi particulièrement, tu ne vaux pas grand’chose, j’aime à te le dire. Si tu penses de te grandir en humiliant ces pauvres gens, tu fais