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la corvée

le vieux Brunel ainsi humilié aux yeux de sa fille. N’était-ce pas déjà une sorte de vengeance pour lui ?

La jeune fille eut le sentiment qu’elle se heurtait à un être sans entrailles et brûlé de fiel et de haine ; elle lui décocha un long regard plein du plus grand mépris, tourna les talons et revint à son père. Pourtant elle ne put s’éloigner tout à fait sans jeter derrière elle ces paroles prophétiques.

— C’est bien, restez sans cœur, mais Dieu, un jour, saura vous châtier !

Et, revenue à son père, elle dit avec dégoût :

— Ah ! quel rustre et quel barbare, mon père !

— Mariette, vaut mieux ne pas s’occuper de ces sortes de gens. Faut les laisser faire, et souviens-toi que les brutes ont toujours leur tour.

— Oh ! je ne veux pas leur souhaiter du mal : tout de même il serait juste qu’ils fussent punis pour leur méchanceté.

Après ces paroles Mariette passa une fois encore ses bras au cou de son père et se remit à pleurer ; dans le silence qui régnait aux alentours on pouvait entendre distinctement ses sanglots.

Le père Brunel voulut l’apaiser.

— Ne pleure plus, Mariette, ça me fait mal de te voir pleurer. Souris-moi et pense que tout ça finira un jour ou l’autre. Voyons, ma pauvre petite fille, tu me brises l’âme avec ta douleur et tes larmes !

De plus fort en plus fort Mariette sanglotait. En voulant arrêter ses pleurs pour faire plaisir à son père, c’était comme une digue qui se dressait dans sa gorge et qui se brisait ensuite. Alors des étouffements grondaient dans sa poitrine, tout son être était violemment secoué, et le flot des pleurs un moment retenu débordait à nouveau. Ce fut une minute si navrante que tous les cœurs furent crispés d’émotion.

Barthoud, peut-être pour apaiser les troubles de sa conscience, décida de mettre fin à cette scène.

— C’est assez ! cria-t-il durement. Allons, vous autres, au travail ! Père Brunel, à l’œuvre !

C’était pour Mariette un ordre indirect de s’en aller.

Le père Brunel sentit son cœur de père tressaillir comme sous un affront.

— Barthoud, cria-t-il en pâlissant de colère, prends garde… prends garde ! Un père qui défend sa fille, c’est dangereux !

Et l’on voyait ses mains trembler, ses lèvres se serrer avec force comme pour arrêter la riposte sanglante, l’invective, et ses yeux gris étincelaient. De nouveau l’orage grondait au cœur de ce malheureux, et il était à craindre que la tempête n’éclatât avec plus de violence et ne poussât l’homme qu’elle bouleversait à faire un geste fatal.

Mariette comprit de suite qu’il valait mieux obéir à l’ordre de l’officier et s’en aller.

— Allons ! prenez courage, mon père. Je m’en vais, mais pour revenir. Je reviendrai demain vous chercher, dussé-je aller me traîner aux pieds du Gouverneur ! À demain, bon père, à demain !

Elle s’enfuit en pleurant…

Le père Brunel voulut reprendre son travail, il s’affaissa tout à coup sur les pierres, à demi inconscient. L’émotion était trop forte.


XII

OÙ JAILLIT L’ÉTINCELLE DE L’AMOUR


Au soir, Beauséjour se présentait chez sa tante qu’il trouva en compagnie de Clémence. Celle-ci, renversée sur un canapé, pleurait ; Mme Laroche, assise sur un fauteuil et tout près de la jeune fille, se dépensait en de vaines paroles de consolation. Et toute la journée s’était passée ainsi : Clémence n’avait cessé de supplier qu’on la conduisit à son père et de demander Mariette. Souvent aussi elle avait jeté le nom de sa mère, comme si elle eût voulu l’appeler à elle, à son secours. Et la pauvre fille avait eu des crises terribles dont s’était grandement effrayée Mme Laroche qui s’épuisait en efforts pour calmer l’angoisse et les souffrances de sa protégée. Des religieuses étaient venues apporter leur appui, mais leurs paroles de douceur et de compassion n’avaient pas semblé avoir plus d’effet que celles de Mme Laroche. On désespérait donc de ramener la paix et le calme dans l’esprit tourmenté de la jeune fille, lorsque parut Beauséjour.

— Ah ! mon ami, s’écria la dame avec un accent de désespoir qui frappa le jeune homme, c’est bien terrible… Vois-la, elle a été ainsi tout le jour. Te l’avouerais-je ?