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la corvée

creux, le gousset vide et six, huit mois irrémédiablement perdus, sans même recevoir un « merci gratuit ». Ajoutons que les galériens de la corvée étaient parcimonieusement nourris… à peine la gueulée d’un chien !

S’il est vrai qu’un Yankee a pu dire :

“The less a man eats, the more and the better he works”.


l’on peut penser que Haldimand et ses compères s’étaient nourris de la même et sotte maxime.

Il faut attendre encore l’écrivain d’histoire qui saura mettre à nu toute la vérité sur l’administration, en notre pays, de certains gouverneurs anglais. Quant au louche Haldimand, il reste, croyons-nous, beaucoup à déterrer sur son compte ce qui nous dispensera, en attendant, de lui élever un monument pour honorer sa « sainteté ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Revenons à nos six galériens que l’on menait à la brèche dans les murs de la ville. Comme tous les autres ces paysans avaient été soldats et ils avaient souffert. Très souvent il leur avait fallu abandonner la charrue pour saisir le mousquet et courir à la rencontre de l’ennemi. Pour un grand nombre de ces grands cœurs les joies et les douceurs du foyer étaient presque inconnues. Leur vie s’était passée dans le soleil, sous la neige, dans les vents glacials. Contre les Anglais et les Sauvages ils s’étaient battus avec acharnement, obligés de barrer le chemin à l’envahisseur ou de le repousser. Longtemps on les avait vus sur le qui-vive au bord de leur beau et immense domaine, guettant l’ennemi pour l’empêcher de détruire l’œuvre si difficilement commencée et encore inachevée. Et alors, il avait fallu endurer la soif et la faim, le chaud et le froid. Vaillamment on avait réprimé les cris du ventre, on avait su réchauffer le cœur, secouer la paupière alourdie, battre courageusement la semelle et rester au poste. Et vingt fois, cent fois peut-être il avait encore fallu traverser tout le pays de pieds endoloris, et nulle plainte n’avait troublé la nature éblouissante de soleil ou embrumée de neige : toujours la chanson joyeuse éclatait entre leurs dents saines…

Ah ! c’est que c’était le beau temps alors comparé à ce jourd’hui ! Car alors on défendait son foyer et sa terre, sa femme et ses enfants, ses prêtres et sa foi, son roi et sa couronne ! Car c’était une patrie chère et heureuse qu’on protégeait contre de féroces ou de cupides ennemis ! Et quand on revenait sur sa terre, quand on rentrait dans sa maison tout ivre des vins de la victoire, on se sentait si content et si heureux ! Et comme la vie était bonne et meilleure ! Que le pays était beau et plus beau ! Mieux que cela, alors on se sentait son maître !

Et aujourd’hui ?… Ah ! comme c’était différent ! C’était la soumission à un ennemi brutal, le joug, quasi l’esclavage ! On n’était plus des maîtres ni dans son champ ni dans sa maison ! Femmes et enfants, aussi bien que les hommes, étaient asservis ! Plus de justice pour ceux qui avaient construit ce pays ! Les lois nouvelles souffletaient ! La tyrannie grossière, implacable, assujettissait aux métiers ingrats, aux labeurs écrasants et sans récompense, et qui osait protester ou lever le front sentait sur sa tête claquer la cravache ! L’homme de la Nouvelle-France, qui avait été si grand et si noble, se voyait traité comme une brute !

Les pauvres gueux… ah, oui !

Ils montaient vers les remparts, bras nus, la peau cuite par le soleil, et leurs mains larges, calleuses et meurtries, mains honnêtes et généreuses, pendaient lourdement sous le poids de la chaîne. Par le col ouvert de la chemise on découvrait une pointe de poitrine roussie et ruisselante de sueur, quelquefois velue, mais toujours robuste, et une poitrine sous laquelle ne cessait de battre l’âme de la France. On entendait leurs gros souliers ferrés battre le sol, crisser sous le sable du chemin, heurter les cailloux, et à mesure qu’ils montaient, leur front se penchait, leur échine ployait, sous la fatigue et sous la chaleur. Mais pas une plainte… Sous le chapeau de toile grise, que perçaient aisément les dards enflammés du soleil, on pouvait voir leur regard gris, ferme, énergique et, quelquefois débordant d’éclairs. On leur trouvait un air résolu et farouche. Pas de défaillance ni de désespoir : ils avaient appris de leurs ennemis des grands bois du Nord et de l’Ouest ce stoïcisme merveilleux qui trempe le cœur de l’homme comme d’un acier indestructible. Mais quand dans les veines court un sang ardent comme le leur, peut-on ne pas relever le front sous l’ou-