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LA FIN D’UN TRAÎTRE

vers la rue où stationne un traîneau. Il y a là un autre homme, qu’on ne peut reconnaître dans le manteau de fourrure qui l’enveloppe, et qui tient les rênes de l’unique cheval. La jeune femme est déposée dans le fond du traîneau. L’homme qui conduit murmure ces paroles aux deux autres :

— Vous m’attendrez là où je vous ai dit…

Les deux hommes s’éloignent, et le traîneau descend la rue du Palais…

Et le vent rugit et la neige tourbillonne

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était l’un des soirs où Flandrin Pinchot venait coucher à son logis. D’ordinaire, il arrivait vers six heures et demie pour y prendre le souper en compagnie de sa femme et de son fils adoptif. Il retournait le lendemain matin au Château vers les huit heures. Mais à six heures et demie, ce soir-là, Flandrin n’avait pas paru. Il n’avait pas paru à sept heures, ni à huit… La table était mise et les aliments se refroidissaient. Louison penchait son front sur ses livres de classe, la Chouette, l’ouïe au guet et quelque peu inquiète, attendait, assise près de la cheminée.

Un peu après huit heures, elle remit les aliments refroidis sur le fourneau, puis elle dit à Louison :

— Je suis bien inquiète, Louison, je me demande ce que Flandrin peut bien bretter ?[1]

— Monsieur le Comte a dû le retenir.

— C’est bien possible. Tout de même, Flandrin aurait dû me le faire savoir. Il doit bien s’imaginer que nous l’attendons.

— Voulez-vous que j’aille au Château pour m’informer ?

— Quoi ! oserais-tu par un temps pareil ?

— Ce temps ne m’a pas empêché d’aller au collège aujourd’hui et d’en revenir ; pourquoi ne pourrais-je pas me rendre au Château ?

— Je sais bien, mais le soir… Surtout à l’approche des fêtes comme on est. Il y a toujours des ivrognes et des malandrins qui rôdaillent.

— Je n’ai pas peur, répliqua Louison. Du reste, je m’armerai d’un pistolet.

— Si tu n’as pas peur d’aller au Château, je suis bien contente. Je serai moins inquiète de savoir que Flandrin est à son poste.

— J’y cours de suite, maman.

Il prit un pistolet dans le coffre de chêne, et de vêtir chaudement d’un petit manteau fourré, d’un bonnet à poil et de grosses mitaines. Et il partit bravement.

Mais il ne fit aucune rencontre, les rues étaient désertes. Au château, il apprit que Flandrin passait la nuit là, mais que le lendemain, la veille de Noël, il irait passer la nuit à son logis.

Louison, satisfait, reprit le chemin de la basse-ville.

Lorsqu’il eut pris la rue du Palais et comme il approchait de la maison de sa mère, il vit un attelage arrêté devant la palissade du parterre. Quoique intrigué, il n’y prêta sur le moment nulle attention. Il poursuivit son chemin, passa le plus loin possible de l’attelage qu’il ne pouvait pas bien voir à cause de la neige qui, en tombant, formait une sorte de rideau agité au travers duquel les choses n’avaient que des formes vagues, imprécises. Et Louison continua à descendre la rue du Palais, lentement et avec précaution parce que souvent il enfonçait dans la neige molle jusqu’au-dessus des genoux.

Peu après avoir dépassé la maison de sa mère, il perçut derrière lui le bruit d’un attelage qui descendait la rue au petit trot. Il s’écarta vivement et s’arrêta pour laisser passer le traîneau. Il lui parut que ce traîneau et le cheval qui le tirait étaient ceux-là même qu’il avait vus l’instant d’avant devant la maison de Sévérine. Mû par une curiosité qu’il n’aurait pu expliquer, il se mit à suivre le traîneau que dérobaient à sa vue souvent des tourbillons de neige. Quelques instants plus tard, il le vit s’engager sur la rue Sault-au-Matelot et du côté où était dressée la potence.

Un terrible souvenir fit courir un frisson sur sa chair. Et, toujours mû par la curiosité, il se mit à suivre encore les traces du traîneau, lequel il ne pouvait plus voir. N’importe ! il s’engagea à son tour sur la rue Sault-au-Matelot.

Quand il eut dépassé les dernières maisons, il ne vit plus devant lui qu’un rideau de neige semblable à un brouillard. Il avança quand même hardiment. Il voulait se rendre jusqu’à la potence, puis, s’il n’y avait là rien d’extraordinaire, revenir sur ses pas et regagner la maison de ses parents adoptifs. Mais cinq minutes après, il découvrit le traîneau. Le cheval était attaché à un arbre, mais le conducteur n’y était pas. En relevant les yeux, l’écolier aperçut diffusément la silhouette des bois de justice. Le vent, à ce moment, modérait son allure. Louison s’arrêta pour prêter l’oreille, mais il ne percevait que le bruit de la tempête. Il avança encore. La potence se dessinait de plus en plus nettement à travers le brouillard de neige. Puis, tout à coup, il crut distinguer deux êtres humains qui s’agitaient sur la plateforme du gibet. Louison avança encore, plus rapidement, puis s’arrêta de nouveau, cloué au sol par la surprise et l’horreur. Il voyait assez distinctement un homme qui passait une corde au cou d’une femme. Alors il pensa à ce traîneau arrêté tout à l’heure devant la maison de sa mère… Ce fut un éclair… Il s’élança, son pistolet à la main, vers l’échafaud, grimpa sur la plateforme et mit l’homme en joue. Celui-ci eut à peine le temps de proférer un juron, que le pistolet éclatait… L’homme s’affaissa sur la plateforme enneigée, sans un cri. Puis il se mit à s’agiter, à rouler sur lui-même, faisant des efforts pour se relever et retombant toujours sans force. Et son sang déjà rougissait la neige. Cependant Louison avait couru à la femme qui cherchait vainement à enlever la corde de son cou. Elle ne pouvait parler. Mais l’écolier la reconnut…

— Maman… maman… ! dit-il.

Il la débarrassa de la corde. La jeune femme, folle de joie, tomba à genoux dans la neige et attira l’adolescent dans ses bras.

— Mon Louis… mon Louis tant aimé… tu me sauves la vie ! Tu m’arraches à une mort affreuse…

  1. « Bretter », dans le langage populaire signifie « s’attarder ».