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LA MÉTISSE

— « Prenez… », murmura Héraldine.

« Prenez mon cœur, mon âme, ô mon Dieu ! »

Joubert s’interrompit pour écouter le roulement d’une voiture qui entrait dans la cour.

— C’est l’Écossais ! dit-il avec une petite moue presque comique.

— Chut ! fit sévèrement Héraldine en mettant un doigt sur ses lèvres. Que t’ai-je dit, ce matin ?… C’est ton papa, t’en souviens-tu ?

— Papa… répéta Joubert forcément et en baissant la tête, confus.

Regardant tour à tour Joubert et la Métisse, France souriait doucement, et paraissait fort amusée même sous le regard très sévère d’Héraldine.

Celle-ci, lorsque tout bruit eut cessé dehors, commanda :

— Continue ta prière, Joubert. Et elle prononça « Je vous les confie… »

« Je vous les confie jusqu’au jour de la mort… » reprit Joubert pour s’interrompre aussitôt.

Car une voix venait de jeter dans la cuisine un « Bonsoir » bref. Un pas saccadé résonna sur le plancher de bois d’érable. Dans la porte de la salle la stature colossale de MacSon apparut. Le regard mauvais du fermier croisa le regard surpris de la servante.

Il fit deux pas, s’arrêta brusquement. Aux enfants, qui le considéraient avec une sorte de crainte étonnée, il commanda de sa voix dure :

— Levez-vous, vous autres !

Sans détacher leurs yeux de leur père, les deux petits obéirent, tremblants, reculant vers un angle de la pièce.

Car MacSon avait avancé de quatre pas encore quatre pas qui l’avaient placé devant Héraldine. La menace qui blêmissait la figure rouge de l’Écossais fit trembler la muette Métisse. Elle se leva, droite, passive, reculant elle aussi devant le colosse affreux.

La voix de MacSon trembla de rage insensée :

— Métisse, tu ne te souviens pas de ce que je t’ai dit la semaine dernière ? Je t’ai défendu d’enseigner le papisme à mes enfants… t’en souviens-tu ?

— Ce sont des petits catholiques… voulut répliquer Héraldine.

— Silence ! éclata la voix de MacSon.

Héraldine se redressa, et très calme dit :

— Vous ne pouvez pas faire taire la voix de Dieu !

MacSon fit entendre un rire énorme. D’un bond de fauve blessé il franchit la distance qui le séparait de la faible fille.

— Dieu… rugit-il en levant son poing vers le ciel, cela n’existe pas, chienne !

Devant ce blasphème Héraldine ne put empêcher ces paroles de franchir ses lèvres :

— Prenez garde, répliqua-t-elle gravement, que sa main puissante…

Avec son ricanement sarcastique MacSon l’interrompit :

— Ah ! tu vas me menacer maintenant ? il ne manquait plus que ça !

À cette minute, l’Écossais, avec son rictus de haine, sa face rouge contractée par la fureur, sa grosse main calleuse levée dans un geste menaçant, sa voix sifflante, ses yeux désorbités dévorant la frêle créature qui chancelait devant lui, MacSon donc, comme une bête féroce s’apprêtant à rougir ses crocs dans le sang d’une proie facile, était terrible.

Héraldine se taisait, sa main droite à demi levée comme pour se protéger contre une attaque possible de la brute, le torse légèrement renversé en arrière, tremblante, c’est vrai, mais brave aussi, prête au sacrifice suprême pour la défense de sa foi.

Joubert et France, essayant de se dissimuler tous deux dans un coin sombre de la pièce, regardaient, sans trop comprendre cette scène, muets de stupeur.

Dans le cadre de la porte la stature moins imposante d’un autre homme venait de se montrer : François Lorrain, avec Esther derrière lui, regardait aussi, très pâle.

Tout à coup, sans que personne put prévenir un geste aussi brusque, MacSon frappa de son poing monstrueux la figure d’Héraldine.

Une sourde exclamation de douleur, la chute d’un corps, un cri de colère, un juron, des pleurs d’enfants… tout cela se mêla une seconde, puis deux voix pleines de fureur s’interpelèrent :

— MacSon !

François Lorrain, le poing levé sous le nez de l’Écossais, avait prononcé ce nom d’un accent terrible.

— Français, tu n’as pas d’affaire ici !

— Si, j’en ai, et tu vas le voir !

Le rire sourd de MacSon résonna pour se terminer en un ricanement diabolique.

— Ah ! ah ! tu veux faire du toupet ?… Prends garde !

— Je ne te crains pas, MacSon. Tant que tu n’as raillé que ma personne et que mes opinions intimes, je me suis moqué de toi. Mais là, tu brutalises une femme… et cette femme est française, et cette femme est catholique ? Eh bien ? comme français et catholique je m’oppose à ta brutalité. Tu comprends ?… Tiens ! attrape ça pour commencer…

Le ricanement de MacSon s’éteignit dans un hurlement effroyable… Chose extraordinaire : le colosse venait de rouler lourdement aux pieds mêmes d’Héraldine qui s’était relevée.

Cela avait été un choc électrique : le poing et le pied de François Lorrain avaient accompli une besogne parfaite.

MacSon, l’hercule inattaquable, le colosse inébranlable, la brute puissante, hurlait sa rage et sa douleur sur le plancher.


IX


Les quelques jours qui suivirent cette scène furent relativement calmes. MacSon demeurait boudeur. Il se tenait peu à la maison : le matin, une fois sa besogne faite, il s’en allait visiter des amis, des voisins. On le voyait souvent au village, buvant un verre, discutant la politique avec des amis de rencontre. MacSon n’était pas ivrogne ; mais depuis quelques jours il avait absorbé plus de liqueurs que durant toute sa vie.

Héraldine et Esther avaient remarqué qu’un vice nouveau rongeait peu à peu le fermier, mais elles n’avaient rien dit.

Esther comme si elle eût compati aux chagrins de la Métisse, chagrins qu’elle devinait profonds, quittait sa chambre plus souvent et