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LA MÉTISSE

instant sur ces deux petits sur lesquels elle laissait s’épandre toutes les tendresses de son cœur honnête et bon.

Près de là, sur le divan drapé dans un cretonne à fleurs multicolores, Esther lisait un livre quelconque. Elle aussi levait souvent les yeux pour considérer avec un sourire bienveillant les deux petits.

Décidément, cette Esther n’était plus la même : elle devenait une vraie jeune fille… une fille charmante, presque jolie. Elle était moins solitaire. Ses journées, depuis un temps, elle les passait presque toutes avec Héraldine en bas, ou avec les enfants quand ils jouaient dehors. Entre Esther et la Métisse c’étaient maintenant une confraternité exquise, une entente amicale, une communion d’idées. Esther ne pouvait plus se pardonner d’avoir méconnu cette fille si simple, si dévouée, et si compatissante. À chaque jour davantage elle découvrait dans le caractère et le cœur d’Héraldine des qualités inestimables. Jamais un mouvement d’humeur, jamais une plainte, jamais une physionomie chagrine ; mais toujours un sourire doux, une parole bienveillante, un regard tendre. Rarement et tout au plus la jeune fille pouvait-elle deviner une légère pointe d’amertume dans le sourire de la Métisse. Et cette pointe d’amertume, Esther la comprenait, elle en connaissait l’essence, elle savait qu’au tréfonds de l’âme élevée d’Héraldine demeurait une inquiétude, une souffrance latente. Elle admirait cette fille forte qui, pour faire des heureux, comprimait, dissimulait ses douleurs intimes, afin de n’en pas étendre le sombre voile sur les clartés et les joies qui l’entouraient.

De son côté, la Métisse s’éprenait d’une forte estime, d’un amour fraternel peut-être non encore ressenti, pour cette jeune fille, un peu bizarre, et dont l’éducation avait été nulle. Déjà, tout au fond d’elle-même elle concevait un projet… Oh ! peut-être irréalisable… mais, qui sait ? avec l’aide de Dieu ! Oui, Héraldine songeait sérieusement à commencer… mais avec toutes les délicatesses, tout le tact possible, bien lentement, bien doucement… l’éducation religieuse d’Esther. Cela lui paraissait d’autant plus aisé, qu’elle s’apercevait prendre sans le vouloir, une sorte d’ascendant sur la fille de l’Écossais. Esther, au surplus, en était arrivée à accepter toutes les idées de la Métisse comme bonnes et praticables, et elle lui reconnaissait une supériorité intellectuelle et morale. Au fond, Esther n’était nullement une sceptique ; et si, jusqu’à ce moment, elle était dépourvue de foi religieuse, c’est du fait que personne n’avait été là pour lui apprendre la vérité. Elle était tout ignorance. Mais elle pouvait posséder un esprit et une âme aptes à saisir le vrai, le bien et le beau. Pas une âme, si noire, si sceptique soit-elle, ne peut constamment se fermer aux éclats de la lumière, et ne pas frémir et s’émouvoir aux visions de l’esthétique et de la vérité.

Héraldine, avec son éducation, son intelligence, son amour de la vérité, envisageait avec une ardeur nouvelle l’œuvre à faire. Aussi se promettait-elle de prendre la première occasion pour tenter un essai sur Esther.

Mais, nous le redisons, un événement allait surgir et anéantir à jamais peut-être les projets si doucement caressés par la Métisse.


XII


Ce jour-là, encore, MacSon s’était absenté.

Le soir approchait. Héraldine mit son travail de rapiéçage de côté pour aller chercher les vaches au pâturage.

Esther déposa son livre pour commencer les préparatifs du repas du soir.

Sur l’horizon de l’Ouest de gros nuages noirs, parfois sillonnés d’éclairs furtifs, se dressaient lentement. La brise se faisait vent. Le soleil, près de voiler son disque lumineux, projetait des rayons plus brûlants.

Avant de se rendre au pré, Héraldine considéra un moment l’horizon sombre et dit à Esther :

— Je pense que nous aurons de l’orage avant longtemps. Regarde ces nuages là-bas !

— Veux-tu que j’aille à ta place chercher les vaches ? proposa Esther.

C’était la première fois qu’elle s’offrait ainsi.

— Non. non. Merci. Esther. Cela me regarde. Je vais simplement me hâter de faire mon ouvrage.

Elle partit, vive, légère.

Le soir vint. L’orage craint, au lieu de monter directement, avait bifurqué vers le Sud d’où arrivaient de temps à autre les échos assourdis d’un grondement lointain. Et les nuages tournaient encore vers le Sud-Est, vers l’Est et le Nord.

MacSon ne rentra à la ferme qu’après le souper. Héraldine était à sa chambre avec les enfants qu’elle s’apprêtait à coucher. Avant de leur faire dire leurs prières, par prudence elle demanda à Esther d’aller au jardin faire un petit bouquet de fleurs pour être déposé dans la chambre.

— Le bouquet que j’y ai mis hier, expliqua-t-elle, est tout fané déjà. Veux-tu, Esther ?

— Oui, Héraldine, je vais de suite chercher ce bouquet.

La jeune fille courut au jardin de l’autre côté du bosquet qui enveloppait la maisonnette.

Aller au jardin, cueillir les fleurs, en façonner une petite gerbe quelconque, revenir, tout cela ne pouvait prendre moins de dix minutes.

— Bon, se dit Héraldine souriante, cela me donne le temps de faire réciter aux enfants leurs prières.

Agenouillés tous deux, France et Joubert avaient fait le signe de la croix. La première, France venait de commencer ainsi :

« Bonne Sainte Vierge… je mets ma confiance en vous… »

Un ricanement funèbre, parti d’en bas, l’interrompit net. C’était MacSon, qui, entré furtivement et sur la pointe des pieds, s’était arrêté au bas de l’escalier et avait entendu les paroles de France.

— Ah ! ah !… Métisse, je t’y prends encore !

Dans le ton dégagé, presque riant, de l’Écossais, il y avait une menace. Héraldine la saisit cette menace qui voulait se dérober. Une pâleur de cire enveloppa son visage bronzé. Vivement elle fit lever les deux petits et les coucha dans leur lit. Et la voix mal sûre, elle répondit :