Page:Féron - La métisse, 1923.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
LA MÉTISSE

XIV


Une vieille femme octogénaire, courbée sous la charge d’années rudes, toute grêle, toute menue, la peau ridée et collée sur ses os, tremblante, la démarche peu sûre, conserve un air terrifié sous la tourmente qui ébranle sa maison. De temps à autre la faible clarté d’une lampe à pétrole est trouée par la lueur cinglante d’un éclair ; sous la ruée d’un vent rugissant le toit craque. Et lorsque le tonnerre éclate brusquement, la maison éprouve comme un oscillement et les vitres aux fenêtres, les vaisselles dans l’armoire, les faïences, le poêle, les ustensiles, tout grince sinistrement. La vieille femme se signe avec dévotion, sa main frissonne, ses yeux gris aux paupières papillotantes, jettent des regards alarmée, éperdus. Elle trottine vers les fenêtres, tente, par des mouvements précipités et malhabiles, de joindre des rideaux de coton jaune comme pour empêcher l’éclair de passer.

La pluie crépite contre les vitres comme des grêlons, et, sur le toit, cela ressemble à une mitraillade. L’éclatement des foudres, qui semblent se rapprocher, secoue toutes choses ; les éclairs brillent, se succèdent, percent de leur feu intense la maison. La vieille femme s’agite, folle de peur, au milieu de l’unique pièce qui compose la partie inférieure de la maison. Mains jointes, elle murmure des prières… Puis, obéissant à l’idée qui lui vient subitement à l’esprit, elle court à un placard, en retire un flacon d’eau bénite, et, allant à chaque fenêtre, elle asperge fébrilement les vitres. Cela fait, elle semble plus tranquille, presque rassurée. Aussi, on dirait que Dieu a eu pitié de cette pauvre vieille toute seule dans ce déchaînement effroyable de la nature, et qu’il a commandé aux éléments insurgés de s’apaiser, de s’éloigner. En effet, l’éclair est moins brillant, le tonnerre parait rouler sourdement vers le Sud-Est… Le vent seul ne diminue pas de violence. Pourtant, c’est une sorte d’accalmie ; et dans un moment où les bruits de l’ouragan se sont à demi tus, la vieille femme entend une voix bien connue dehors, une voiture qui roule et qui s’arrête.

Un soupir d’allégement s’exhale de sa poitrine. Elle a reconnu la voix de son fils.

Avec une joie mal contenue elle court pousser les verrous qu’elle a tirés quand la tempête est venue.

À l’homme qui entre tout ruisselant d’eau elle dit :

— Quel temps affreux, François !

Elle s’arrête, ses regards effarés s’attachent à un paquet de hardes mouillées que tient dans ses bras son fils. Presque terrifiée, elle recule soudain : elle a reconnu que ce paquet est une femme qui semble morte !

Elle a vu pendre des cheveux qui dégouttent d’eau, elle a aperçu une figure livide sur laquelle se mêlent du sang et de la boue… c’en est trop pour elle ! Elle se laisse tomber dans une berceuse et cache sa figure dans ses deux mains pour ne plus voir l’affreux spectacle.

François Lorrain, en entrant, ne prit pas garde à l’émotion de sa mère. Tout préoccupé de son précieux fardeau, il court vers une sorte de banc-lit placé près du poêle, y dépose doucement la pauvre fille, reprend haleine et jette les yeux sur sa mère.

— Allons ! maman, n’aie pas peur ! C’est une pauvre malheureuse que j’aie trouvée mourante sur la route… je l’ai ramassée.

La vieille abaissa ses mains, regarda son fils et prononça stupéfaite et curieuse :

— Une pauvre malheureuse !…

— Oui… tu la connais un peu : c’est Héraldine, la servante de MacSon.

— Héraldine !…

La vieille femme se dressa debout, ahurie, presque égarée. Elle s’approcha du banc-lit et contempla la forme inerte d’Héraldine.

— Oui, oui, je la reconnais bien…

Puis elle regarda son fils comme pour lui demander des explications, car elle n’en pouvait, croire ses yeux.

François sourit tristement et répondit à la muette interrogation :

— Je ne sais rien de plus que ça, maman. Mais ça presse, comme tu vois, et ce n’est pas le temps de débrouiller des mystères. Cette fille est toute mouillée, il faut lui mettre des vêtements secs, la réchauffer… car elle pourra en crever. Vois donc à ça, maman, pendant que je vais à mes chevaux.

— Bon, François, t’as raison. Va à tes chevaux, tandis que je m’occupe de suite de cette pauvre fille.

Dès l’instant la vieille femme retrouve une partie de sa vigueur d’autrefois. Poussée par ce dévouement des âmes charitables qui s’oublient devant le sacrifice à faire, elle va d’un buffet à un placard, rassemble en toute hâte des vêtements, des bas, des souliers. La voix chevrotante, inquiète, elle ne cesse de murmurer :

— C’est donc de valeur ! Pauvre fille !… Comment cela s’est-il fait !

En moins de dix minutes elle a débarrassé Héraldine de ses robes trempées, et, tant bien que mal, elle l’a enveloppée de vêtements secs.

Et la première récompense de ce dévouement, c’est un sourire doux et triste de la Métisse qui a repris sa connaissance.

Aussi, lorsque François revient de l’étable, tout trempé lui aussi, se réjouit-il intérieurement de retrouver, au lieu d’un cadavre, une fille qui lui sourit et dont les lèvres balbutient un chaleureux merci.

Mais lorsqu’on demande à Héraldine des explications qu’on est si anxieux d’entendre, la pauvre fille ne peut que bégayer :

— Mes petits !… mes pauvres petits…

Et alors, à nouveau, sous le souvenir terrible qui l’assaille au sortir de cette sorte de cauchemar pour elle, un flot de larmes s’échappent de ses paupières, un cri rauque déchire sa gorge.

Elle se dresse avec violence, tend ses bras comme pour saisir quelque chose d’invisible, elle suffoque, son sein se gonfle, ses lèvres se tordent dans une crispation de souffrance, elle frappe ses mains l’une contre l’autre avec rage, elle rugit des mots incohérents, et elle s’abat aux pieds de la mère et du fils pétrifiés.

— Oh ! la malheureuse la malheureuse !…

François Lorrain a deviné la douleur tragique qui terrasse cette femme.