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LA MÉTISSE

forte, douce, une âme faite pour aimer avec toute l’ardeur et toute la tendresse possibles. Et de en moment, l’image d’Esther s’éclipsa légèrement.

Un peu après, François se sentit assiégé par le désir de revoir Héraldine. À sa mère il en avait parlé avec beaucoup d’enthousiasme, il l’avait dépeinte avec toutes les qualités et toutes les vertus dont il est possible d’orner l’image d’une femme. Puis, tout à coup, il avait demandé à sa mère :

— Que penses-tu de cette fille-là, maman ?

— Si elle est seulement la moitié de ce que tu m’en dis, François, cette fille serait pour toi un parti préférable à la fille de MacSon.

Cette réponse avait mis au cœur de François Lorrain un ciel. Certes, il pensait bien encore un peu à Esther ; mais l’image de l’autre se présentait toujours la première à son esprit et avec un éclat qui rejetait dans l’ombre celle d’Esther.

L’après-midi, au cours duquel il avait pu causer avec Héraldine à la ferme de MacSon, cet après-midi avait développé en lui la force mystérieuse qui l’entraînait vers cette femme.

Héraldine avait été si aimable, charmante presque, si plaisante ; et l’air si bon qu’elle avait, ses beaux yeux noirs veloutés si pleins de caresses, de mystères… Il n’y a pas à dire, mais François avait été captivé, et, depuis, il était demeuré sous le charme.

— Prist ! monologuait François en poursuivant, ce même après-midi son chemin vers sa ferme, cette fille me remue quelque chose au fond du cœur ! Comment se fait-il que je ne l’aie pas plus tôt remarquée ? Quelle différence entre elle et Esther ! Celle-ci est gênée, mal mise, indifférente et presque bête. Celle-là parle bien, avec un mot pour rire, sans timidité… c’est une vraie femme, quoi ! Esther, après tout, n’est qu’une fillette… trop jeune pour moi. Héraldine doit avoir la trentaine, et son âge me convient mieux. Ensuite, c’est la femme faite pour le foyer, pour la ferme ! Et puis, c’est une Canadienne, une Française… et surtout une bonne catholique ! L’autre, une Anglaise, quoi !… sans instruction, sans religion, sans rien ! Aurais-je été insensé de me laisser aller à cette dérive ! Comme on est stupide quelquefois ! C’est égal ! maintenant j’en tiens pour cette Métisse. Elle n’est pas laide, pas laide le moins du monde ! Elle a des yeux qui vous mangent… quels beaux yeux ! Quand je la connus pour le première fois, c’est assez singulier, ses yeux m’ont fait peur ! Cette façon qu’elle a de vous regarder fixement ! Mais on découvre, avec un peu d’attention, dans ces yeux-là des trésors de toutes sortes !…

Et les pensées de François voyageaient, volaient, tournoyaient ; il en avait plein lui d’Héraldine. De ce moment, Esther n’existait plus qu’à l’état de vieux souvenir.

Aussi, après les trois semaines que la Métisse venait de séjourner chez lui, après avoir pendant trois semaines trop courtes, hélas ! respiré le même air que cette fille étrange ; après avoir caressé en son imagination des rêves prodigieux, presque insensés, il ressentait une déception si amère, un choc si terrible, qu’il en demeurait désemparé. Et il en voulait presque à sa pauvre vieille mère de n’avoir pas gardé Héraldine de force.

Après être demeuré longtemps plongé dans une sombre rêverie, François Lorrain se leva tout à coup et, regardant sa mère, dit ;

— Maman, j’aime cette fille-là, et je la veux pour femme !

— Si elle veut de toi, François, répliqua la vieille d’une voix chevrotante, prends-la ! D’ailleurs, c’est Dieu toujours qui dirige les destinées ; tu auras accompli les desseins de la Providence.


XIX


La gaieté, la joie de vivre, le bonheur, avaient reparu au foyer de MacSon. Seul le fermier demeurait à l’écart de cette gaieté ; il paraissait fort gêné en présence d’Héraldine.

Mais France et Joubert avaient, comme par miracle, retrouvé leurs couleurs vives, leurs yeux brillants, leurs rires folichons et leurs petits bavardages. Ah ! quelles caresses enivrantes, quels longs baisers, quels enlacements au retour de leur maman Didine ! Ce fut une joie folle, bruyante, presque assourdissante… d’autant mieux que MacSon était allé au village, Aussi la Métisse et ses deux chers petits en profitèrent-ils pour se livrer entièrement à leur joie commune et à leurs épanchements.

Esther n’était pas moins heureuse. Car, avec le retour d’Héraldine, elle reprenait la suite de son projet de réconciliation entre François Lorrain et MacSon. Ah ! si elle avait pu deviner les sentiments nouveaux de François, quelle désillusion ! Mais vivant toujours avec l’image du passé, elle conservait la douce quiétude de l’espérance. Et cette espérance grandissait du fait que la jeune fille croyait deviner chez son père un sentiment amical pour les Lorrain. MacSon, au bout de quelques jours, lui avait paru un modèle de père et de maître. Il ne buvait plus, travaillait avec entrain, paraissait presque heureux lui aussi. Il n’entrait plus à la maison avec sa face dure, ses regards inquisiteurs, sa démarche rude. Il avait toujours un commencement de sourire, une petite tape amicale pour France et Joubert, parfois un mot pour rire. Si peu que ce fût, c’était déjà beaucoup pour Esther, comme pour les enfants et Héraldine elle-même qui ne lui gardait aucun ressentiment.

C’est ainsi qu’arrivèrent les jours de moisson. C’est avec ces jours-là aussi que surgirent d’Europe des bruits de guerre. Mais dès les premiers temps ces nouvelles, dont on ne pouvait encore prévoir l’affreuse gravité, ne parurent pas tirer à conséquence. On exprima ses opinions, ses optimismes ou ses pessimismes ; puis comme le travail commandait on courut fiévreusement aux champs.

Pendant trois semaines les grains blonds se couchèrent par vagues dorées sous le couteau de la moissonneuse, les champs se garnirent de gerbes puis de gerbiers. Pendant ces trois semaines la terre canadienne frémit sous le grondement des machines à battre, sous le roulement des lourds chariots de blé, sous la bruyante activité des maîtres du sol. Là-bas, par delà les mers, c’était le grondement monstrueux des canons, c’était le roulement sombre des armées, c’était le choc retentissant du fer contre le fer, c’était l’égorgement inouï, c’était le spectacle toujours horrible de la guerre !